La
liste est riche des : David ALLIOT,
Philippe ALMERAS, Charles BONABEL, Marcel BROCHARD,
Emeric CIAN-GRANGE, Elizabeth CRAIG, Jacques D'ARRIBEHAUDE,
Nicole DEBRIE, Bruno DE CESSOLE, Pierre-Guillaume de ROUX, Colette
DESTOUCHES, Lucette
DESTOUCHES, Jérôme DUPUIS, Pierre DUVERGER, GEN PAUL,
François GIBAULT, Henri GODARD, Pierre LAFORÊT,
L'EXPRESS, Marc LAUDELOUT, Fabrice LUCHINI, Henri MAHE,
Christophe MALAVOY, Eric MAZET, Pierre-Marie MIROUX,
Jean-François STEVENIN, Jacques TARDI, Henri THYSSENS,
Pol VANDROMME, Joseph VEBRET, Frédéric VITOUX, André
WILLEMIN.
ENTRETIEN AVEC DAVID ALLIOT
Depuis
quelques années déjà, David ALLIOT brasse inlassablement
les archives céliniennes. Découvreur, renifleur,
exhumeur, il force des caisses que nombre de ses
prédécesseurs avaient négligées, plonge dans des
dossiers que personne ne pensait plus à feuilleter,
serre les mains de tous ceux et toutes celles qui ont
fréquenté l'ours, de près ou de loin. Et ses recherches,
non dénuées d'un certain culot, sont payantes.
Ce volume constitue un évènement, pas seulement à propos
de Céline, mais dans le paysage éditorial, car, comme
l'explique François Gibault dans sa préface, jamais
encore un écrivain français n'avait fait l'objet
d'une telle collation de témoignages à son sujet !
Pouvez-vous nous expliquer les origines de ce projet ?
La
constitution de cet ouvrage est assez inhabituelle pour
un écrivain, mais assez courante dans les livres
d'histoire. Si vous êtes féru d'histoire alexandrine par
exemple, tous les renseignements que nous avons sur la
vie et la personnalité d'Alexandre le Grand nous sont
connus à l'aune des témoins qui ont partagé ses
conquêtes territoriales. Idem pour Jules César. On a peu
de traces directes les concernant, mais de nombreux
témoignages qui racontent tout ce qui se passe autour.
Dans un genre différent et si on veut extrapoler un peu,
le Nouveau Testament, c'est un personnage central et
quatre témoins... Il est toutefois exact que ce genre de
travaux est assez peu courant pour un écrivain.
Il
existe de nombreux témoignages sur les écrivains, mais
on ne leur a jamais accordé la même attention, le même
intérêt qu'à leur production littéraire, qui reste
l'alpha et l'oméga de tout travail biographique. C'est
en train de changer, car même si ce livre est une sorte
de " prototype ", il est un peu dans l'air du temps.
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt les travaux de
Jean-Jacques Lefrère sur Rimbaud, qui adopte une
démarche assez équivalente. Preuve en est qu'il est
possible de renouveler les études littéraires. Le plus
difficile dans cet exercice est d'avoir assez de
matériau. D'avoir assez de témoignages qui couvrent tous
les épisodes d'une vie.
Pour
Céline, pas de problème ! La matière est abondante, et
cela permet d'offrir un portrait assez vivant de
l'écrivain. Dernièrement, un journaliste du Figaro
m'a dit tout le bien qu'il pensait du livre et il
espérait que ce D'un Céline l'autre allait ouvrir
la voie à d'autres publications du même genre sur
d'autres écrivains. L'avenir nous le dira.
Pouvez-vous
nous expliquer votre démarche, les difficultés, les
obstacles, les bonheurs rencontrés ?
En
fait, ce projet est né au fur et à mesure de mes
travaux. Quand on travaille sur un écrivain, on accumule
beaucoup de documentations, puis, un jour, on commence à
classer, structurer tout ça, et on se rend compte qu'il
y a un riche matériau. C'est ainsi qu'est né le projet,
il y a six ans environ. Ensuite, il a fallu chercher des
témoignages plus rares, retrouver les derniers témoins,
les écrits inexplorés, et donner une cohérence à
l'ensemble. Dans cette entreprise de longue haleine, le
plus difficile a été de retrouver les derniers témoins.
Certains
- pour des raisons personnelles que je respecte - ont
refusé de s'exprimer, tandis que d'autres pistes se sont
révélées décevantes, voire sans intérêt. Mais le grand
bonheur, c'est quand vous trouvez un document inédit, un
témoin qui accepte de vous parler... Vous découvrez un
pan inexploré de la vie de votre écrivain favori. C'est
toujours grisant, et c'est ce qui fait avancer.
Quels
éléments de compréhension supplémentaire la connaissance
de l'homme Céline apporte-t-elle à son
œuvre, selon vous ? A
accumuler autant de propos, de choses vues, d'anecdotes
aussi, concernant un auteur, ne risquez-vous pas que
l'on vous adresse le reproche d'être un peu trop " pour
Sainte-Beuve " ?
A
mon avis, l'intérêt majeur du livre est d'apporter une
somme considérable d'informations au lecteur. Sur
Céline, on a beaucoup écrit. Son
œuvre
a fait l'objet de remarquables éditions. Sa
correspondance nous aide à mieux comprendre la genèse de
ses romans. D'excellentes biographies complètent ces
travaux. Restaient les témoignages sur Céline, qui
n'avaient fait l'objet d'aucune étude. Or, ils sont très
nombreux, très riches et variés. Ils nous offrent de
nombreuses indications sur le personnage. Certaines de
ces informations sont capitales, d'autres plus
anecdotiques, mais toutes esquissent un portrait en
creux de Céline.
Dans
mes notices, je ne juge ni Céline, ni les témoins.
J'essaie d'être le plus neutre, le plus objectif
possible. Même si des fois, je m'amuse à mettre en
exergue quelques contradictions... Dans mon esprit,
c'est au lecteur de faire son opinion sur cette étrange
écrivain qu'est Céline. Il peut lire le livre d'une
traite, comme une biographie, ou bien picorer ce qui
l'intéresse. On dit et on écrit tellement de bêtises sur
Céline qu'il me semble important que le lecteur puisse
être acteur de son raisonnement, loin des anathèmes et
des postures idéologiques. Mon rôle consiste à lui
apporter les informations les plus fiables possibles.
C'est tout.
Certains des témoignages repris amènent-ils des
éléments neufs, inconnus jusqu'ici, à propos de la vie
de Céline et notamment de la période la plus discutée de
son existence, celle des pamphlets et de la Seconde
Guerre mondiale ?
L'ensemble des ces témoignages montre Céline dans toute
sa complexité. C'était un être humain avec ses qualités
et ses défauts. Certains témoignages nous éclairent sur
certains points de son caractère. Beaucoup mettent en
avant ses qualités humaines. D'autres pointent ses
incohérences. Cela restitue sa personnalité. Son trait
de caractère le plus saillant, c'est quand même sa
mythomanie. On savait que Céline racontait des fariboles
à nombre de ses interlocuteurs, mais au fil des pages,
cela prend une étrange tournure...
On
découvre les fameux mythes céliniens, dont nombre
perdurent encore aujourd'hui. Si l'on devait prendre les
dires de Céline au premier degré, cela donne une bien
étrange jeunesse, où il découvre les classiques de la
littérature " aux chiottes ", nettoyant des trains la
nuit pour payer ses études, doit être trépané après sa
blessure de 1914, etc. C'est parfois rocambolesque.
Heureusement, certains témoins ne sont pas dupes et ils
portent un autre regard. Par exemple, le témoignage de
Colette, sa fille unique, est très émouvant. C'est la
dernière personne qui peut parler de la rédaction de Voyage au bout de la nuit, d'Elizabeth Craig, de la
Société des Nations, etc. Une plongée formidable, non
pas dans l'œuvre, mais dans
l'intimité de Céline.
Sur
la Seconde Guerre mondiale, quelques témoignages inédits
ont été exhumés, mais ne répondent pas forcément aux
grandes questions controversées sur Céline... C'est même
pire, ils brouillent les pistes ! Céline est un sujet
inépuisable de recherches et de questionnement.
Quels sont vos regrets par rapport à cette quête en
Célinie ? Y a-t-il des témoignages dont vous déplorez
l'absence, que pour diverses raisons vous n'avez pu
recueillir, qui existent sans doute, mais auxquels vous
n'avez pas eu accès ?
Des regrets ? On peut toujours avoir des regrets, mais
dans l'ensemble je ne me plains pas... Le livre fait
1200 pages quand même ! Toutefois, il y a des documents
que j'aurais aimé voir dans ce livre. Par exemple, des
extraits du dossier d'extradition de Céline, conservé à
Copenhague. Il ne peut pas être communiqué aux
chercheurs dans l'immédiat. Or, il fait près de 500
pages ! Il contient les interrogatoires de Céline et de
Lucette, les enquêtes de voisinage, le témoignage des
Danois, etc. Une mine d'or en perspective, hélas
inaccessible...
Toujours
dans la catégorie " regrets ", des personnes ont refusé
de témoigner. C'est leur droit le plus strict, mais je
le déplore. Parfois, ce sont les ayants-droit qui
s'opposent à la publication d'un témoignage, mais
heureusement, ils sont assez rares. Par exemple, Jean
Monnier a refusé que l'on reproduise le témoignage
d'Elizabeth Craig qu'il avait recueilli. Ce témoignage
capital a été publié à la fin des années 1980 à 300
exemplaires ! Il est introuvable pour le grand public,
et malheureusement le restera. C'est dommage pour la
mémoire de Céline et d'Elizabeth Craig. D'autant plus
qu'il est remarquable... Mais il y a toujours une note
d'espoir... Depuis la sortie du livre, des personnes se
sont manifestées. Des documents intéressants me
parviennent. Les attitudes changent... Je repars à
l'assaut !
Parmi les témoignages recueillis oralement par vos
soins, lequel vous laisse la plus forte impression ?
Plus généralement, lequel vous semble le plus près de la
vérité de Céline ?
Ce
livre est le résultat des rencontres que j'ai menées
pour retrouver les dernières personnes " qui ont
vu l'ours " pour reprendre une célèbre expression. Dans
l'absolu, c'est à la fois une chasse au trésor et une
formidable aventure humaine. Mais de vérité, point ! Et
bien malin celui qui saura la trouver... Chacun de ces
témoins n'a connu qu'une infime partie de la vie de
Céline. L'ensemble permet de se faire une idée sur le
personnage, mais cela reste toujours subjectif...
Restent de belles rencontres. Quand Christian Dedet
évoque sa visite à Meudon, fin juin 1961, quelques jours
avant la mort de Céline, c'est très émouvant. Quand je
rencontre Serge Perrault, c'est pour le moins éruptif...
C'est un passionné, il ne tient pas en place, il mime
les scènes. Un vrai spectacle ! Son passé de danseur n'y
est certainement pas pour rien...
La
rencontre avec Maud de Belleroche constitue aussi un
moment exceptionnel. Elle est d'une franchise désarmante
! Avec elle on revit les derniers feux (pas très
reluisants) de Baden-Baden et de Sigmaringen... Je
pourrais citer aussi Sergine Le Bannier qui évoque un
Céline en villégiature à Saint-Malo, rédigeant Mort à
crédit enfermé dans sa chambre, Colette Destouches
qui évoque son père, et de nombreux autres. C'est un
privilège pour moi de les avoir rencontrés, et d'avoir
partagé avec eux de tels souvenirs. Ce privilège, je le
restitue au lecteur maintenant.
Ne pourrait-t-on vous adresser le reproche d'avoir
nourri le corpus de l'hagiographie célinienne, ou du
moins de cette mythographie qui consisterait, selon un
discours critique qui commence quelque peu à se
fossiliser, à ériger systématiquement Céline en parangon
de l' "écrivain maudit " ?
Loin
de moi l'idée de faire une hagiographie ! Quand on
travaille sur un écrivain, on peut avoir des affinités
avec lui, mais il faut toujours garder une certaine
distance. Vérifier ses sources, recouper les documents,
se remettre en question, mettre en exergue les
contradictions du personnage... D'un château
l'autre est un travail sur l'homme Céline, et
pas seulement sur l'écrivain. Même si les deux sont
intimement liés. L'objectif du livre est de montrer
Céline dans toute sa complexité humaine. Le montrer dans
ses côtés sympathiques (médecin des pauvres par exemple)
sans éluder la face sombre du personnage. Le problème
avec Céline, c'est qu'il est " victime " d'a priori en
tous genres (même s'il l'a bien cherché parfois),
d'affirmations à l'emporte pièce, de légendes sans
fondements... Le plus souvent, ce sont les personnes qui
ne l'ont jamais lu qui en parlent le plus. Ce livre a
pour modeste ambition de le montrer dans sa richesse,
dans ses contradictions, dans toute sa démesure humaine.
Selon vous, qui avez abordé Céline à travers les
diverses voix qui émaillent votre recueil, y a-t-il un
lien invariant (trait de caractère, attitude, qualité ou
défaut...) qui relierait le Céline romancier, médecin,
soldat, polémiste, mais aussi fils, compagnon de vie,
père, ami, correspondant, exilé, personnage public, etc.
?
C'est très difficile de répondre à votre question. Le
personnage est complexe, et il n'a eu de cesse de
brouiller les pistes ! Surtout auprès des personnes qui
l'ont fréquenté... La réponse à votre question ne
viendra pas des témoignages, mais plutôt de son époque.
Céline a épousé, volontairement ou non, les soubresauts
idéologiques de son temps. Quand il naît en 1894, la
France va entrer de plain-pied dans l'Affaire Dreyfus.
Il n'est pas difficile de faire un parallèle avec
l'éruption antisémite de Bagatelles pour un massacre
quelques décennies plus tard.
Si Céline choisit la médecine ce n'est pas un hasard. La
période qui correspond à sa jeunesse était celle des
grandes avancées médicales initiées par Louis Pasteur...
Quand il s'engage au 12e Cuirassiers, c'est par
conviction. Jusqu'en 1914, il est le parfait petit
Français de son temps. Nationaliste, belliciste
(récupérer l'Alsace-Lorraine), raciste et antisémite...
Ni plus ni moins que les autres Français de sa
génération. La cassure, c'est la guerre de 1914. Après,
il n'est plus tout à fait le même. Je pense sérieusement
(mais cela n'engage que moi), que Céline courait après
un paradis perdu ; sa jeunesse, insouciante et heureuse.
Il
n'a jamais quitté le monde de l'enfance. Je ne me
rappelle plus dans quel livre il écrit : " On ne sort
pas complètement indemne de sa jeunesse. " Pour moi,
tout vient de là. Et ce n'est pas un hasard si son plus
grand roman est Mort à crédit.
Quel
avenir voyez-vous pour l'œuvre de Céline ?
Cinquante
ans après sa mort, Céline fait toujours scandale et
débat, et son cas passionne toujours autant l'opinion et
les lecteurs. C'est plutôt le signe d'une certaine
vitalité, d'une bonne santé littéraire, qui ne m'a pas
attendu pour prospérer. De ce point de vue, on ne peut
que s'en féliciter. Cette vitalité prouve - s'il en
était besoin - que Céline est un grand écrivain. Son
œuvre lui a survécu et elle
fascine toujours autant.
Pour
mes travaux, j'ai été amené à lire les livres de son
époque. J'ai essayé de lire des romans de Bosny Aîné,
Billy, Simone Ratel, etc. Ces romans sont difficiles à
lire, très datés. Et que dire des Loups de Guy
Mazeline ! Objectivement, ce n'est plus possible
d'écrire comme ça ! C'est bouffi et indigeste. Eugène
Saccomano a réussi à le lire en entier, honnêtement, je
ne sais pas comment il a fait... Moi je n'ai pas réussi,
et pourtant, je suis bon lecteur !
Quand je replonge dans le Voyage au bout de la nuit,
la magie opère tout de suite. Le style de Céline reste
d'une éclatante modernité. Quand j'ouvre Mort à
crédit, chaque page me fait hurler de rire. C'est
fabuleux quand on y pense. Ces livres ont été écrits il
y a plus de soixante-dix ans, et ils sont toujours
d'actualité. Il y a quelques années, j'avais fait lire
le début de la préface de Bezons à travers les âges
à des jeunes de banlieues que l'on dit " difficiles ".
Ils ont adoré le texte. Ils ont aimé le style. Ils ont
adhéré tout de suite. Seulement, j'avais masqué le nom
de l'auteur. Certains croyaient que c'était un texte de
Grand Corps Malade ! C'est très instructif et amusant
comme raisonnement.
Cela
montre qu'ils avaient fait le lien entre ce texte et une
création littéraire qui leur est familière. L'œuvre
de Céline offre
des
merveilles d'opportunité finalement. C'est inépuisable.
Céline fait partie des " classiques ", bien que je
n'aime pas ce mot, et je pense que l'on est reparti pour
quelques décennies de lecture... Je ne m'en plains pas.
Je crois que de nombreux écrivains aimeraient avoir une
telle postérité littéraire !
Vous publiez dans le même temps une réédition augmentée
de Céline en verve, mais aussi, et surtout,
Céline, idées reçues sur un auteur sulfureux.
Comment expliquez-vous que cinquante ans après sa mort,
et malgré de nombreuses études sur sa vie et son
œuvre, perdurent encore des
mythes et des légendes ?
La vie de Céline est tout aussi passionnante que son
œuvre. Céline a été l'acteur
des soubresauts de son temps, et pour certains, il y a
participé. Cette existence, peu commune et d'une
incroyable richesse, n'est pas sans favoriser quelques
ambiguïtés. La rédaction de ses pamphlets, sa
collaboration réelle ou supposée avec les nazis,
favorise ce genre d'idées reçues. Certaines sont
établies, comme son antisémitisme. Mais il me paraissait
important d'en expliquer les causes, l'origine. Essayer
de comprendre pour mieux analyser les causes et faire
œuvre de pédagogie.
De montrer aussi que Céline est le reflet de son époque,
et qu'elles qu'ont pu être ses positions, on peut tenter
de les expliquer rationnellement. Ce qui n'excuse rien
par ailleurs. Toutefois, certaines idées reçues tiennent
plus de la légende, comme les causes de la mort du poète
Robert Desnos, attribuées à Céline. Je sais bien que
Céline n'a pas toujours été un ange, mais cette fois, il
n'y est pour rien... Depuis 1945 nombre de travaux ont
démontré que Céline n'y était pour rien dans la mort de
Desnos... en vain, ou presque, car la légende perdure
encore aujourd'hui...
C'est toujours comme ça avec Céline. Rien n'est jamais
simple. Il n'arrête pas de susciter les haines et les
passions...
(Céline au kaléidoscope, propos
recueillis par Frédéric Saenen, Spécial Céline n°1,
juillet-août 2011).
AVEC SES ASSISTANTES A SARTROUVILLE
C'est à partir de mars 1940
que Louis Destouches assure une vacation quotidienne au dispensaire de
Sartrouville. En juin 1940, après l'offensive allemande, il accompagne
la colonne d'évacuation de la mairie de cette localité des Yvelines.
Rentré à Paris le mois suivant, il reprend son service au dispensaire.
Rentré à Paris
le mois suivant, il reprend son service au dispensaire. C'est cette
période de sa vie professionnelle qu'évoquent ici les infirmières qui
travaillaient avec lui. Elles ont accepté de livrer ce témoignage à la
condition de demeurer anonymes. Ce texte a été publié pour la première
fois dans les Ecrits de Paris en mars 1998. C'en est une autre
version, revue et corrigée par l'un des auteurs de cette interview, que
nous reproduisons ici.
Quand avez-vous été ses assistantes
?
-
En 39, à la
déclaration de guerre. Avant lui, y avait un gros. Lui, il a dû venir
début 40, juste pour faire l'exode.
- Le docteur Destouches, Louis Destouches. Un espèce de grand type, des
grands membres... Des grands yeux bleus, très sympathiques, très
avenant, très simple, foutu comme l'as de pique, des godasses fallait
voir comme...
- Ça, c'était pas le type à
faire des magnes, comme il disait !
- Un veston, toujours le même !
Il était propre si vous voulez, mais il avait
une espèce de dégaine alors, fallait voir !
- Il avait toujours des gros croquenots...
- Il aurait aussi bien pu aller à la cloche, quoi !
- Oh, tout de même pas ! Disons qu'il était pas élégant.
- Et puis il s'en foutait éperdument.
Vous aimiez travailler avec lui
?
- C'était très agréable ! Ce qui
était surtout drôle, c'est quand il commentait la visite. Devant le
client, bien sûr, il ne disait rien. Il nous a fait bien rigoler ! Je le
vois toujours assis sur la deuxième marche en bas de l'escalier, Mickey
[?] à son comptoir, nous on était autour, et il nous racontait des
trucs...
- Nous qui connaissions les clients depuis longtemps, parce qu'on était
plus anciennes que lui, ça faisait un peu sadique ! Il les dépouillait,
il les épluchait tous... Il avait énormément de psychologie...
- Ce qu'il disait était juste. C'était un type, de toute façon,
supérieurement intelligent, mais peut-être cossard sur les bords ! Il
est vrai qu'il était handicapé malgré tout, physiquement, du fait de son
bras... Evidemment, c'était pas un manuel...
- Tout le monde l'aimait bien. Les malades l'aimaient bien. Au point de
vue médical, c'était pas un aigle, mais il les soignait aussi bien que
les autres. Oh, il ne se cassait pas la tête !
- Non, il avait son petit " circuit ". Tu te rappelles le coup des
ordonnances ? Un peu spécial...
- A la fin d'une consultation, il disait : " Mais ils avaient tous des
gueules de cauchemar, aujourd'hui ! Mais qu'est-ce qu'ils avaient donc ?
"
Et à l'exode, il est parti avec
vous ?
- Le coup de la camionnette, tu te
souviens ? T'es partie avec lui, toi ?
- Non, les deux voitures se suivaient, moi j'étais dans l'autre. Il y
avait la vieille Léon-Bollée de la mairie...
- On savait pas que M. Destouches avait une petite amie, et puis on s'en
occupait pas, mais à ce moment-là elle est venue, quelques jours
avant... parce que les derniers jours avant de partir, que ça commençait
à sentir le roussi, on couchait tous dans le dispensaire, on avait fait
un dortoir derrière...
- Les Allemands étaient là, sur Cormeilles... On entendait le canon, on
attendait l'ordre de départ... Alors, lui qui avait fait la guerre de
14, il disait : " Mais, bougres de couillons, on va tous se faire
assassiner comme des lapins, il faut en sortir ! " Il allait secouer le
maire, il secouait tout le monde... " Si vous y avez pas goûté, moi, j'y
ai goûté, et ça suffit ! "
- Il y avait un type, c'était un type qui buvait, et puis un peu exalté,
il avait trouvé un vieux fusil, il voulait recevoir les Boches, lui,
avec son fusil, il nous aurait tous fait massacrer pour rien...
- Alors là, ça a bardé ! Je m'en rappelle, il lui a arraché le fusil des
mains, et puis il lui a dit : " Espèce de con !... "
- Le jour où on a décidé de partir, moi je me suis trouvée dans son convoi
avec ma mère et plusieurs personnes, et puis à une halte, il a viré tout
ce qu'il y avait dans la bagnole, il est parti avec sa femme et puis au
revoir et merci, on l'a plus revu.
- C'était déjà assez loin de Paris, puisqu'on avait pris des photos à
Athis-Mons. Après il s'est perdu... volontairement. Au pont de Gien.
- On l'a revu plus tard, aux Ecoles, jusqu'en 42, à peu près... Et là, il
était drôlement bien, comme médecin scolaire.
- Il aimait la beauté, physique. Au fond ce qui le dégoûtait dans le
métier de médecin, c'est d'avoir que des vieux tordus à soigner...
- J'ai gardé un excellent souvenir du boulot.
- Moi, j'ai gardé un moins bon souvenir, à cause de l'exode. Parce que là,
vraiment, il a charrié un peu ! On s'est couché je sais pas où,
peut-être dans les blés, il a vidé tout ce qu'il y avait sur la bagnole,
et pfui ! au revoir ! Quand on s'est réveillé, y avait tout sur la
route, et plus personne.
- C'était la trouille... Ça, il avait peur des Allemands. Peut-être pas
spécialement des Allemands, mais de la guerre. Une frousse !
Est-ce qu'il y avait un bébé dans la voiture ?
-
Oui, en effet, avec sa mère. Elle venait d'accoucher, depuis huit jours.
Elle était dans l'ambulance. Il y avait aussi l'ambulance. Il y avait
trois voitures.
- Il était assez secret. Jamais il ne nous a dit qu'il écrivait. Nous, on
avait acheté ses bouquins en douce parce qu'on avait appris sous le
manteau qu'il était écrivain. On n'a même pas eu l'idée de lui faire
signer.
- Il n'allait pas déjeuner au restaurant ni rien, il allait acheter un
casse-croûte... Un petit pain, une tranche de jambon, et puis s'il
faisait beau, il se mettait dehors sur le banc, et il écrivait. S'il
faisait mauvais, il rentrait dans sa salle de consultation, il écrivait,
il écrivait, il écrivait... Ou alors il prenait des notes sur les
clients qu'il avait vus.
- Il n'écrivait pas ses ordonnances. Moi, je crois qu'il faisait une
névrite, il ne pouvait pas écrire toute une journée. A cause de sa
blessure à l'épaule. Il avait un muscle atrophié.
- Ça lui donnait des névralgies. Alors il refusait d'écrire pendant ses
consultations.
Parlait-il de maux de tête ?
- Oui, souvent. Très souvent. Il
n'était pas d'une santé florissante.
Il
paraissait 50, 55 ans... alors qu'il n'en avait que 46.
- Alors, il portait largement son âge. Plutôt la cinquantaine...
- Il avait une élocution assez difficile... Quelquefois, on ne comprenait
pas très bien ce qu'il disait, il parlait un peu dans sa barbe.
- " Asiates, Asiates ", il disait toujours, quand il parlait des Bretons.
Il y en avait beaucoup ici. Il prétendait que les Bretons étaient
d'origine asiatique. Tout en écrivant, il les regardait : " Asiates,
Asiates... "
- Son métier de médecin, c'était son casse-croûte. Uniquement. C'était
vraiment pas sa vie. C'est pas ce qui l'intéressait le plus...
- " Les Chinois à Cognac ! Ils n'iront jamais plus loin, parce que le
cognac ça les arrêtera ! " Il prétendait que les Chinois envahiraient la
Russie, l'Europe et la France, mais qu'ils s'arrêteraient à Cognac...
- A Sartrouville, de temps en temps, il me foutait la trouille, quand il y
avait des grands malades... C'est moi, en douce, dans le couloir, qui
leur disait d'aller prendre une consultation à un spécialiste.
- Il faisait son boulot, quoi ! Il le faisait honnêtement, c'est déjà pas
mal pour un médecin. Il débordait pas de son cadre. Il ne prenait pas de
risques. Quand il merdoyait, il leur foutait un truc inoffensif. Il n'a
jamais eu de pépin.
- Il avait, mettons, 20... 25 formules, toujours les mêmes. On donnait à
peu près ce qu'il fallait. C'était la guerre.
- Il devait être handicapé plus qu'il ne le laissait voir. Même les
ordonnances, je les signais, c'était plus lui. " Tu m'emmerdes.
Démerde-toi ! Bon, tu vois, ça va tout aussi bien. Bon. " Même les
certificats de travail, il me les faisait signer. " Mais, Docteur, vous
me faites faire un faux ! " - " Ça marchera aussi bien ! " Et ça
marchait... Moi, encore imbue de mes études toutes fraîches...
- Il avait dépassé ça depuis longtemps. Pourvu qu'on l'enquiquine pas au
point de vue paperasses...
- " Faut bouffer ! ", qu'il disait...
- On avait l'impression qu'il mettait toute l'humanité au même rang. Des
salauds, et puis c'est tout.
Et ses idées politiques ?
- On ne savait rien. Jamais il n'a
émis une opinion politique quelconque. On ne savait pas ce qu'il
pensait.
- Il n'était pas pro-allemand du tout, ni anti.
(BC n° 210, juin 2000, p. 7).
***
ENTRETIEN AVEC PHILIPPE ALMERAS
Philippe
ALMERAS est un personnage controversé dans le petit
monde des céliniens. Nous avons déjà dit ici ce que nous
pensions de sa biographie de Céline qui n'est assurément
pas un modèle d'équanimité. Au moins lui
reconnaîtra-t-on une puissance de travail peu commune.
Ainsi c'est entièrement seul qu'il a rédigé un
Dictionnaire Céline, coiffant ainsi au poteau les
autres céliniens qui nourrissaient ce projet. Nous
l'avons rencontré pour lui poser quelques questions sur
un sujet qui l'occupe depuis quarante ans et dont ce
dictionnaire est l'aboutissement.
Comment vous est venue
l'idée de ce Dictionnaire Céline ?
Accidentellement
: j'avais oublié mon ordinateur portable dans le train
de Paris. Aussitôt signalée, la perte a été déclarée
irréparable : " On ne retrouve jamais les ordinateurs
". J'en ai donc acheté un autre. Fourni sans la
moindre notice d'instruction, naturellement. Pour
apprendre à m'en servir, découvrir par exemple la touche
qui mange le texte, j'ai eu l'idée de transcrire mes
notes, fiches, entretiens, tout cela vieux souvent de
trente ans et plus. Et l'ordre alphabétique allait de
soi.
Habituellement,
ce genre d'ouvrage est le résultat d'un travail
d'équipe. La tâche ne vous a pas paru colossale pour un
seul homme ?
A
vrai dire, je ne me suis rendu compte de ce que je
faisais qu'après 200 ou 300 pages. Si je m'étais mis en
tête de réunir un Dictionnaire de 850 pages, le "
colossal " de la chose m'aurait probablement inhibé et
nous en serions encore au projet.
Si
cela avait été possible, auriez-vous souhaité travailler
dans une équipe ou préférez-vous, somme toute, le
cavalier seul ?
Il
y avait, lorsqu'une indiscrétion a révélé mon travail en
cours, deux ou trois projets similaires. Quelqu'un a
proposé une conjonction des données et des talents. Cela
ne s'est pas fait. Je le regrette et je ne le regrette
pas : ce que ce Dictionnaire aurait gagné en précision,
il l'aurait sans doute perdu en spontanéité. Est-ce
vraiment un hasard si ce genre de travail est toujours
la responsabilité d'un seul et si les
œuvres collectives
aboutissent souvent à des mishi-mashi de cotes
mal taillées ? Tu me laisses ceci, je t'accorde cela.
Comment
avez-vous conçu ce Dictionnaire ?
Il
s'est façonné de lui-même chemin faisant. Une entrée en
appelait une autre, un dépouillement d'autres
dépouillements. J'avais intégré les témoignages reçus,
ils ont failli disparaître lorsque tel éditeur candidat
les a jugés diffamatoires ou futiles.
Les céliniens vous ont souvent reproché une trop
grande partialité à l'égard de votre sujet. Pensez-vous
que ce Dictionnaire soit susceptible de provoquer à
nouveau ce type de critiques ?
Cette
partialité m'a été pour ainsi dire laissée en lot, les
autres ne parlant que sources, références, tours de
mains, etc. Mon premier travail visait à décrire le
passage de Mort à crédit aux Bagatelles,
du " roman " au " pamphlet ". Devant l'impossibilité de
le faire recevoir ou même lire, je me suis obstiné à
présenter mes petites trouvailles, et certains disent
avec raison : la problématique de Céline a changé. Cela
dit, et cela dépassé, la forme du Dictionnaire est en
soi objectivante. Elle oblige à aborder chaque chose
sous ses angles divers et la promenade d'une entrée à
l'autre fait le reste. Le fait même de pouvoir retrouver
tel fait et telle citation et de les comparer à tels
autres est en soi instructif. J'ai beaucoup appris à le
faire. D'ailleurs, je ne suis pas resté seul longtemps
même si le fait de dire qu'il s'agissait d'un travail
personnel et subjectif a protégé l'entreprise qui ne
manquait pas de concurrents.
Les
notices de ce Dictionnaire ne sont pas seulement
consacrées à des personnages mais aussi à des thèmes.
Sur quels critères se sont fondés vos choix ?
Le
premier critère était de faire figurer tout ce dont nous
disposons aujourd'hui. Le second de traiter sa
production sans exclusive comme cela se fait souvent au
nom des bonnes mœurs ou des bons sentiments. Céline en
trente ans d'activité a abordé des thèmes et des genres
différents selon une progression et des modalités dont
la continuité n'apparaît pleinement qu'après 1961. Au
Dictionnaire de mettre cela à jour.
En
quoi Céline est-il, selon vous, un grand écrivain ?
Je
pourrais vous dire, comme tel autre, que le fait d'être
publié dans La Pléiade est une garantie. Ce serait
peut-être un peu court. Répondre qu'on le trouve
prodigieusement doué, avec son goût des " diamants du
langage parlé " ne serait même pas suffisant. Il ne
faut pas oublier que ce qu'il dit - juste ou faux - est
au moins aussi intéressant que la façon dont il le dit.
Dans sa langue de prédilection - celle de la pré
Renaissance - on faisait la distinction entre " matire " et " sen ". C'est la combinaison qui
fait bien sûr Céline : sans tabous ni précautions, il
cite son temps comme le toréador cite le taureau. Ce
n'est pas la meilleure des métaphores s'agissant de
l'homme de tous les égards et de toutes les
tendresses envers les animaux, mais je n'en vois dans la
minute pas d'autre.
Comme
le pays (lui avec) s'est refait une mémoire littéraire
et historique à l'automne 44, il reste le seul à parler
de ce dont il est convenu jusqu'à nouvel ordre de ne
plus parler. C'est, après érosion, comme ces témoins de
pierre des grands déserts d'Anatolie : indestructible.
Le
fait que le Dictionnaire soit l'œuvre
d'un seul auteur en fait quelque chose de très personnel
: un Dictionnaire certes, mais en même temps une sorte
de " Céline vu par Alméras ". Récusez-vous cette façon
de considérer votre travail ?
Le Céline vu par Alméras " reste encore à écrire. Il
faudra que je le définisse d'abord. Ce Dictionnaire est
à cette date mon travail le moins personnalisé. J'y ai
rassemblé les pièces disponibles du puzzle célinien en
m'efforçant d'envisager tous les angles et en donnant la
parole à tout le monde. Nommément, ce qui devrait
fournir à chacun l'occasion de répondre pour corriger ce
qui lui paraîtra encore trop interprété. Cela devrait
favoriser le rapprochement des diverses obédiences. Les
clivages entre céliniens me paraissent dus à la
particularité des parcours et aux options politiques
prêtées à l'autre. Sur les faits tout le monde se
rejoint.
En
quoi ce Dictionnaire est-il aussi redevable au
journaliste que vous fûtes ?
J'ai
utilisé certainement des approches apprises à
Réalités-Entreprise où je m'étais fait une
spécialité paresseuse des portraits de dirigeants. Il
existe une technique de l'interview. Dans le journalisme
j'ai aussi appris le devoir absolu de ne pas ennuyer à
mort le lecteur ou l'auditeur. Mais à ce compte une
bonne partie des céliniens sont journalistes d'autant
que tous ou à peu près tous ont interrogé les témoins du
temps. Moi, quand je me suis rendu compte que je
n'obtiendrais pas cette fois la réponse à la question
posée (quelles était la vision du monde et les opinions
de Céline entre 1927 et 1936 ?), ce sont les textes que
j'ai interrogés, et c'est le chartiste qui a découvert
que - pour citer un exemple marquant - ce que Céline
avait vraiment écrit dans telle lettre à Elie Faure, ce
qui libérait la datation des " mauvaises idées ". Joie
lorsque les photocopies ont confirmé ma radiographie. Et
certitude dès lors d'aller dans la bonne direction.
La
manière dont vous considérez l'homme Céline n'a pas
toujours été empreinte de la plus grande bienveillance.
Mais ne considérez-vous pas qu'il s'agit en l'occurrence
d'une personnalité très ambivalente ? Tour à tour radin
et généreux, méfiant et imprudent, courageux et timoré,
cynique et sentimental, etc.
Il
était effectivement tout ce que vous dites, et tout à la
fois mais n'est-ce pas notre sort à tous si nous sortons
du type : l'avare, le malade imaginaire, Don Juan... et
si nous entrons dans la carrière sans plan à la main ?
Cette question de " bienveillance " me reste toujours
aussi peu compréhensible. C'est un effet du Céline
entre haines et passions où j'ai mis à jour tout ce
que je savais alors de la vie de Céline. M'entendre dire
que j'avais écrit un livre haineux ou me voir décrit à
d'innocents étrangers comme " l'auteur d'une
biographie extrêmement hostile à Céline " me
déconcerte alors comme maintenant. S'il s'était agi de
témoigner devant un tribunal, l'exercice serait
différent. Je mentirais avec l'accusé. Céline ne risque
plus sa peau. Céline ne faisait pas dans l'eau tiède et
rarement dans la bienveillance. Il avait le regard aigu
et la dent dure. Ceux qui lui veulent le plus de mal
sont à mon sens ceux qui occultent, travestissent
son
œuvre et font de lui un
délirant : " Céline the fou " décrit dans les
endroits les plus inattendus. J'ai conscience pour ma
part de lui avoir rendu la santé mentale et des dents :
est-ce malveillant ?
Commentant
votre biographie, Henri Godard a écrit qu'on avait
l'impression de lire la vie d'un second Drumont (et donc
que l'accent n'était pas suffisamment mis sur
l'écrivain). Que pensez-vous de cette observation ?
Êtes-vous
sûr qu'il a écrit cela ? Et que cela a été imprimé ? Je
ne l'ai pas lu. La seule biographie de Drumont que je
connaisse est celle de Bernanos que Céline a pu lire en
1932. En voilà un qui n'hésitait pas. Il faut supposer
que Godard a voulu me flatter, ce qui n'est pourtant pas
son genre. Il est vrai que le lyrisme mystico-patriote
de Bernanos n'est pas non plus le mien. Peut-être aussi
est-ce la " grande peur " que Godard dit lui-même
éprouver qui a amené Drumont sous ses
doigts. Passons.
Comment
jugez-vous les travaux de vos confrères céliniens ?
Quels ont été, de votre point de vue, les apports
décisifs ?
Ils
ont tous eu leur importance ou leur intérêt même si je
m'attache plus aux coups de projecteurs et aux apports
factuels qu'aux paraphrases et aux commentaires. Merci à
ceux qui ont apporté des documents (Lainé les lettres de
Garcin, Nettelbeck les lettres à Cillie Pam, Pécastaing
les lettres à Zuloaga et ainsi de suite). Celui qui a
fait le travail documentaire le plus important est
évidemment Jean-Pierre Dauphin. On peut regretter le
coup de sang ou le point d'honneur qui lui a fait
quitter la partie dont il s'exagérait à mon avis les
dangers et les enjeux.
Pour
vous, le " fil rouge " de l'œuvre
de Céline est ce racisme biologique que vous voyez
apparaître très tôt et qui est présent jusque dans
l'ultime Rigodon. Même si cet aspect de l'œuvre
n'est pas négligeable, n'avez-vous pas l'impression
d'avoir tellement mis l'accent sur ceci qu'il semble
que, pour Céline lui-même, son travail d'écrivain était
subordonné à cette préoccupation ?
Ce
fil, c'est vous qui le voyez. Céline, personne ne le
nie, a cru au corps, à la santé du corps, comme tout le
monde aujourd'hui (sport, beaux enfants, pas d'alcool),
mais comme on ne le faisait pas alors. D'où les effets
de rupture. Il a ensuite étendu au groupe (aux "
communautés " ) la prescription aux individus. Est-ce
unique ? Comment ces conceptions qu'on dit maintenant
temporaires, sans portée littéraire et donc à oublier,
entrent dans l'écriture, la sous tendent et
l'orchestrent, voilà ce qu'il est permis de se demander.
" L'homme, c'est le style ", disait Céline et
cela peut autoriser à aller de l'homme au style... Au
moins le temps de voir. Surtout si, comme lui, on ne
croit pas à la Littérature en soi.
Quelles
sont les éventuelles critiques auxquelles vous vous
attendez au sujet de ce travail ?
Vous
les avez anticipées : trop personnel, trop désinvolte,
trop copieux, trop léger. On chicanera des dates et des
virgules. Je ne parle pas des " signes diacritiques "
sans lesquels Céline nous reste imperméable. Jean-Pierre
Dauphin avait eu l'idée d'assortir ses calepins de
bibliographie de pages blanches où chacun inscrivait ses
apports. Si ce Dictionnaire n'avait pas déjà atteint la
taille critique, j'aurais bien voulu l'imiter. Chacun
aurait pu inscrire son apport, celui qu'il garde
jalousement par devers lui. Les exemplaires auraient été
disponibles en solde au bout de quatre ou cinq ans, on
les aurait collationnés et l'on aurait, " Le
Dictionnaire Céline " dont nous rêvons tous :
impeccable, exhaustif, unanime.
(Propos recueillis
par Marc Laudelout, BC n°258, nov. 2004).
***
Charles BONABEL
(1897-1970), tenait à Clichy, rue de l'Odéon, un magasin
de disques. C'est là que Céline fit sa connaissance.
Voici cette étonnante " auto-interview " rédigée à la
demande de Lucette Destouches pour accompagner la sortie
de presse de Rigodon... Ce
texte ne fut jamais publié. Il date de décembre 1969.
Somme toute vous avez bien connu Céline.
On
ne connaît jamais " bien " qui que ce soit, à plus forte
raison un être aussi dense, aussi multiple que lui.
Cependant,
selon les notes que vous m'avez montrées, vos relations
ont duré depuis environ 1929 jusqu'à sa mort.
C'est
juste. Mais je l'ai toujours regardé, en quelque sorte,
de haut et de loin. Ses dimensions me paraissaient
considérables et j'avais l'impression que je ne le
voyais à sa taille naturelle qu'en raison d'une sorte
d'illusion d'optique. C'est assez difficile à définir.
Pourtant,
trente ans de contact ont dû créer entre vous et votre
ami une sorte de familiarité ?
Le
terme convient et précise assez justement les rapports
qu'on pouvait avoir avec lui. Je ne sais plus qui a
rappelé ce mot de Céline. A un cadeau de Denoël, il
répondait sans aménité : " Je suis familier, je ne suis
pas intime ".
Vous
semblez donc croire que malgré une vie très mêlée à
l'humain, il est demeuré un grand solitaire.
Cela
va de soi. Chacun, qu'on s'en aperçoive ou non, est plus
ou moins solitaire, à plus forte raison un homme aussi
exceptionnel.
Cependant
sa vie semble remplie de rencontres et de gens.
Sans
doute. Mais je n'ai pas dit qu'il cherchait la solitude.
Elle vient toute seule.
Par
conséquent le choix de la carrière médicale paraissait
plutôt dénoter une inclinaison à être intimement mêlé à
la vie sociale.
C'est
possible, bien que cette orientation puisse être guidée
par un tout autre motif. Mais, en tout état de cause, le
médecin qui enregistre tant de secrets douloureux, tant
de confidences pathétiques, ne doit pas tarder à se
retrouver irrémédiablement seul. Je pense surtout au
médecin de dispensaire et à sa clientèle d'humbles
humains.
Ainsi
vous paraissez croire que le passage du Docteur
Destouches au dispensaire municipal de Clichy a eu une
grande influence sur Céline.
C'est
d'autant plus évident que je peux faire état d'une
indication très importante que je tiens de lui-même. Le
sens, sinon les termes exacts, est que le " Voyage
" n'aurait jamais été écrit sans cette expérience de
médecine suburbaine.
Pendant
cette période de gestation antérieure à la publication
saviez-vous que le Docteur Destouches écrivait ?
Oui,
il en avait parlé très simplement, sans aucune
affectation, ni rien qui puisse laisser supposer
l'importance du travail en cours. Il nous avait même
remis un petit manuscrit de quelques pages
dactylographiées. C'était une sorte de légende celtique.
Je n'en ai plus jamais entendu parler.
Je
n'ose pas vous poser la question de savoir si, après la
parution de son premier livre, et le feu d'artifice qui
l'a accompagné - dont toutes les fusées n'étaient pas
tirées vers le ciel - l'attitude de Céline s'est
modifiée.
En
effet la question est inutile. Céline avait la tête
solide. Tout ce bruit ne l'impressionnait pas beaucoup.
A un mot que je lui adressais concernant une critique
particulièrement malveillante et injuste et qui pouvait
facilement être rectifiée - j'étais moi-même bien naïf -
il me répondait par une lettre dont je cite ces lignes :
" Tout cela est sans importance, vous savez quelle
grande place la littérature tient dans ma vie, comme
dans la vôtre, de même que le yoyo ".
La
vie de Céline ne s'est donc pas sensiblement modifiée
après cette accession subite à la notoriété ?
Probablement
pas du jour au lendemain. Il a eu à faire face à
d'autres tracas " sans panaches " comme il le souligne
dans la même lettre évoquée. On n'en manque jamais, même
et surtout après un succès aussi retentissant et qui,
pour beaucoup était un scandale. Sa situation médicale
ne s'est pas trouvée simplifiée. La rédaction de " Mort
à crédit " qui devait paraître en 1936 était elle-même,
une préoccupation tyrannique. On peut supposer toutefois
que, sur le plan matériel, quelques améliorations
avaient dû être apportées à son existence. Que sais-je ?
Changement de résidence... Compte en banque... C'est du
moins en chèque qu'il avait généreusement réglé l'achat,
à une jeune fille de douze ans, du premier dessin dont
elle ait tiré profit. C'était ma nièce, qui devait plus
tard illustrer un livre de Céline et pour qui il a
toujours manifesté une sollicitude toute paternelle.
D'autre part, je peux vous dire, à titre d'exemple
concret qu'à l'époque de son premier séjour à
Montmartre, il prenait son petit déjeuner matinal au Café de la Paix. Pour quelqu'un qui connaît les
habitudes sybaritiques du Docteur Destouches dans le
domaine alimentaire, cela peut prêter à sourire.
D'après
ce que vous venez de me dire, peut-on considérer que
Céline s'intéressait aux Beaux -Arts ?
Non,
c'était une marque d'encouragement, de gentillesse pour
quelqu'un qu'il aimait bien. La peinture le préoccupait
peu. Les modèles lui importaient davantage que leur
représentation. Le seul livre d'art que je lui ai connu
était un volume sur Degas. Il nous en avait fait cadeau.
Vous
souvenez-vous des entretiens que vous aviez à cette
époque avec Céline ?
Ma
foi, non ! Tout cela est bien loin. Je n'ai jamais pensé
un seul instant que je pourrais contribuer, si peu que
ce soit, à sa biographie. En tout cas, nous ne parlions
jamais de politique, à coup sûr. Nous évoquions des
souvenirs communs : l'école communale, la banlieue, des
points de repère pittoresques, des spectacles familiers
qui avaient marqué notre enfance. J'avais remarqué tout
de suite qu'il aimait mieux se confier spontanément que
de répondre à des questions et je ne lui en posais
jamais. En revanche il se renseignait avec beaucoup de
délicatesse sur les menus évènements de mon existence et
de celle des miens. Pas du tout par curiosité bien-sûr,
plutôt avec le souci de pouvoir être utile.
Vous
ne parliez jamais de littérature ?
Si,
quelquefois, mais d'une façon qui devait être assez
superficielle. Comme je vous l'ai signalé tout à
l'heure, il ne paraissait pas y attacher une grande
importance. Pourtant, on avait le sentiment qu'il avait
tout lu et tout mesuré. C'est une constatation qui m'a
toujours frappé, qu'il donnait l'impression d'avoir des
lumières - très claires - sur n'importe quel sujet. Je
ne dis pas cela pour l'exalter outre mesure, mais parce
que cela a été l'objet d'une observation familière,
voilà tout ! J'ai d'ailleurs été en contact, une fois
par hasard, avec un interlocuteur que je ne connaissais
pas et qui ne me connaissait pas non plus : il m'a dit
spontanément la même chose. C'est pour le moins un
témoignage.
La
musique et surtout la danse tiennent une certaine place
dans son œuvre. En parliez-vous quelque fois ?
A
cette époque ces deux sujets m'occupaient beaucoup
moi-même. Avec une grande indulgence Céline semblait
croire que j'avais quelque connaissance dans ces
domaines et m'interrogeait volontiers à ce propos. Pour
qui connaît ses goûts on ne sera pas très étonné de
savoir que ce n'est pas aux formes très développées
qu'allaient ses préférences. Elles se dirigeaient plutôt
vers des œuvres d'une moindre densité dont l'apparente
légèreté n'excluait pas une expression sensible, mais
raffinée et dont Couperin offre un exemple accompli.
Pour la danse, son attention allait davantage aux
interprètes qu'au spectacle. La grâce des gestes, la
rigueur des attitudes, la sécurité des mouvements,
dirigés par une musculature contrôlée répondaient mieux
à ses exigences, qui, par certains traits étaient celles
d'un anatomiste intransigeant, qu'au côté théâtral du
ballet.
Si
les aspects de la musique ou du décor lui paraissaient
secondaires, ce qui est en effet leur ordre évident, il
ne les méprisait pas pour autant, puisqu'il a lui-même
rédigé des scénarios parfaitement adéquats à la
représentation scénique. Cependant, malgré les occasions
qui n'étaient pas rares à ce moment-là, je n'ai
rencontré Céline qu'une fois à une soirée de ballets, au
théâtre des Champs-Elysées. Ce devait être une
circonstance rare, il accompagnait Elisabeth Craig. Dans
ma simplicité je voyais la dédicataire du " Voyage
" comme un personnage d'exception ; au risque d'être
ridicule, je dois avouer que j'avais été déçu.
Avez-vous
su quels étaient ses rapports avec son éditeur ?
J'en
ai eu des échos. Ils étaient quelquefois un peu orageux,
cela va sans dire. Denoël qui brassait toujours une
foule d'idées devait parfois manquer d'objectivité. Mais
cela ne tournait pas au tragique. Céline avait une
doctrine bien définie sur les relations entre écrivain
et éditeur qui aboutissait à la conclusion que cela ne
valait pas la peine d'en changer. Compte tenu de ses
défauts il préférait encore Denoël qu'il considérait
comme le moindre mal. En outre, à un moment donné,
l'actif directeur de la maison de la rue Amélie avait
conçu l'ambitieux projet de réaliser un journal
d'enfants et, la chose étant pour une fois de ma
compétence technique, j'avais été chargé d'étudier la
question sous toutes ses formes. L'étude était assez
avancée mais, si l'idée n'était pas mauvaise en soi,
elle posait des problèmes complexes et particulièrement,
on le devine, un problème financier qui n'était pas de
mon ressort.
En
fin de compte, Céline s'aperçut que Denoël avait
l'espoir de l'intéresser à l'entreprise et qu'il
pourrait en faire son commanditaire. Rapidement
détrompé, l'ingénieux éditeur dut se consoler très vite
de son échec en s'orientant probablement vers quelque
nouvelle utopie. Pourquoi pas ?
Nous
arrivons au moment de la parution de " Mort à crédit ".
Quels souvenirs gardez-vous de cet évènement ?
Toute
cette chronologie est assez imprécise. Trente ans après,
on mélange aisément les choses. Rien ne se passe comme
au théâtre, au lever du rideau. Les repères sont vagues,
ils se mélangent au quotidien. " Mort à crédit " a fait,
certes, beaucoup de bruit, mais pas l'unanimité, loin de
là. Avec le recul j'ai le sentiment que les temps
difficiles commencent. Les obligations aussi se font
plus tyranniques. Les années qui vont venir sont acides.
Céline travaille beaucoup, mais certaines lettres
trahissent la maladie, l'épuisement. Il ne faut jamais
oublier qu'il est un grand blessé et qu'à ses
souffrances physiques s'ajoutent de graves soucis.
Cahin-caha on s'achemine vers le pire.
Vous
voulez parler des menaces auxquelles il lui a fallu se
soustraire ?
Naturellement.
Ce n'était pas une vue de l'esprit. Comme il le dit dans
une lettre à Paraz, au sujet d'Arletty : " On s'est dit
au revoir, sans grand espoir de se revoir ". Le courage
ne lui manquait pas, mais la conspiration était de
taille. On sait que tout ça s'est terminé par un
non-lieu, mais le dommage des épreuves subies étaient
irrémédiable. Pendant sa détention à Copenhague, ma
nièce qui était parvenue à le voir, non sans peine, me
donnait quelques détails qui n'avaient rien de
consolants : " L'état du docteur s'aggrave de jour en
jour, en dehors de troubles très graves, il est d'une
faiblesse mortelle. Je ne peux tout t'écrire, ce serait
trop long et trop lamentable... Lucette est, elle-même,
d'une maigreur et d'une faiblesse affreuses... Elle
toucherait aux larmes n'importe qui... J'ai pu
rencontrer une infirmière qui nous donne souvent des
nouvelles mais je ne peux tout te dire, il y a trop de
détails affreux... Je ferai tout pour eux,
malheureusement les résultats sont minces... Tous leurs
amis de Paris, sauf le Docteur G., ont laissé leurs
lettres sans réponse, ou les ont desservis... Il n'y a
qu'à la voir pour être décidée à tout faire pour elle...
elle a pu sauver Bébert, malade aussi... " J'en passe,
j'espère que cela suffit !
La
résidence surveillée sur la Baltique, c'était une autre
forme de purgatoire. Quelques réminiscences me
reviennent, de lettres attendrissantes... " Voici neuf
ans que j'ai quitté Sartrouville ", "... mais à de
telles distances tout est imaginaire... il semble qu'on
ne reverra jamais plus personne ", " ... sans eau...
sans chauffage... sans lumière... ". Dix mois d'hiver
glacial ! et toujours l'angoisse des affaires
judiciaires, lentes et tracassières. Là aussi, je ne
peux que donner un reflet très atténué.
A certains indices de l'œuvre, il ne semble pas que
le retour à Meudon se soit réalisé dans l'euphorie ?
Oh
! non. Evidemment tout valait mieux que la banquise et
la plupart des hypothèques relevant de la justice
étaient levées. Mais vieilli, malade, meurtri, isolé et
ruiné, le retour de Céline au pays natal ne pouvait pas
être une apothéose. Repartir à zéro, médicalement et
littérairement à soixante ans, c'était plutôt paradoxal.
Avec
quelle pitié douloureuse ai-je accompagné quelquefois le
Docteur Destouches " aux commissions ". Sa grande
silhouette de cuirassier blessé, escorté plutôt qu'il ne
le conduisait par une sorte de dogue hiératique,
impressionnait beaucoup les fournisseurs, malgré son
exquise courtoisie et leur paraissait visiblement
insolite. Ce n'était guère pour lui qu'il s'imposait
cette démarche sans grandeur, mais la petite meute de
molosses qu'il avait réunie, les chats, les oiseaux
avaient des exigences journalières qu'il ne voulait pas
éluder.
C'est
à ce moment que ses œuvres nouvelles et aussi les
anciennes ont reparu sous la couverture des éditions
Gallimard. Savez-vous pourquoi ?
Absolument
pas. Le mystère des transactions de cet ordre reste
toujours assez secret. De toute façon je ne crois pas
que, pour l'auteur, il se posait une question de choix.
Au reste la direction de la maison Denoël n'était plus
la même, il ne devait pas rester grand-chose de ce qu'il
avait connu. Il ne s'agissait ni plus ni moins que d'un
transfert dont il ne pouvait pas résulter beaucoup
d'avantages pour l'écrivain.
Dans
votre esprit, est-ce que les diatribes, les accès de
mauvaise humeur, les violences même de Céline vis-à-vis
de son éditeur étaient justifiées ou plutôt transposées
sur le plan littéraire ?
C'est
difficile à dire pour moi. Il est de fait que la
conspiration du silence n'était pas uniquement due à la
maison d'édition et on peut se souvenir que " Normance " est dédié à Gaston Gallimard. D'autre
part les organismes très puissants de diffusion
paraissent avoir quelquefois des desseins assez
ténébreux. Les bordereaux de règlement aussi sont des
exercices de haute mathématique,
il est difficile de s'y reconnaître. C'était un sujet
perpétuel de récriminations pour Céline que ses
relations avec la rue
Sébastien-Bottin.
Il avait tout de même bien son mot à
dire. Il est inadmissible que l'immense travail qu'il
s'est imposé se soit traduit par un déficit. Je ne crois
pas que ce soit par délectation qu'il ait fait état
d'une certaine rancune. Ce n'était
pas du tout son genre. On pourra se rendre compte de
l'aménité des rapports entre la direction de la firme
éditrice et l'auteur par un petit compte-rendu.
Au moment de la publication de " Ballets ",
Céline jugea opportun et sans doute indispensable de se
rendre à la N.R.F. pour régler quelques questions de
détails et de présentation. A cette date il ne se
déplaçait presque plus, c'était pour lui une fatigue
énorme et un bouleversement à ses habitudes casanières.
Tout le monde le savait dans son entourage. Mais c'est
ce dont ses éditeurs ne semblaient pas se douter.
L'accueil dans les locaux de la grande firme se borna à
une longue attente dans l'antichambre où on l'informa
successivement que Roger Nimier était malade, qu'un
autre membre de l'état-major susceptible de le remplacer
était en conférence et que le grand patron, très occupé,
ne pouvait le recevoir. Tout cela par l'intermédiaire
d'une sémillante secrétaire qui traitait visiblement
Céline comme un visiteur importun. Rien de ceci n'est
inventé. On tirera de cet exemple les enseignements
qu'on voudra.
Est-ce
que, par contraste, Céline trouvait des manifestations
de sympathie, de réconfort ?
Sans
aucun doute, il y avait autour de lui un réseau de
marques d'admiration, des sentiments affectueux même,
mais ces témoignages étaient souvent mêlés à une sorte
de curiosité dont il s'irritait à bon droit. Je vous
ferai peut-être mieux comprendre ce que je veux dire en
vous racontant un petit épisode significatif dont j'ai
été le témoin. Le Docteur Destouches avait un vieil ami,
qui bien que fort différent, était de la même classe que
lui. Chirurgien éminent il était en outre l'obligeance
et la bonté personnifiées. J'eus l'occasion dans une
circonstance fortuite de participer à un déjeuner chez
lui. Autour de la table dix ou douze personnes
distinguées cernaient Céline qui faisait tout son
possible pour s'effacer. Ce qui ne servait à rien. On
n'a pas souvent l'occasion dans les arrondissements bien
élevés de voir de près un prisonnier de marque !
Malgré
une discrétion exemplaire et en s'imposant une
discipline inhabituelle, Céline avait bien de la peine à
faire face à cet élégant et aimable tribunal. Oh ! tout
se passait dans une parfaite correction, mais cela n'en
évoquait pas moins une sorte de chasse au fauve bien
organisée entre gens du monde. Je dois dire que le
maître de la maison n'assistait pas au déjeuner.
J'espère sans insister que ce petit tableau représente à
peu près ce que je voulais exprimer.
On
a parlé ou écrit au moment de la mort de Céline
d'enterrement presque clandestin. Qu'en pensez-vous ?
Je
pense que c'est une absurdité qui voisine la
malveillance posthume. Il n'y avait rien de clandestin
dans cette cérémonie - toute simple - qui groupait
l'entourage familier, très restreint, de l'écrivain ou
de l'ami. Céline n'a jamais ambitionné des funérailles
solennelles, croyez-le bien. On ne voit pas, derrière le
cercueil du grand solitaire de Meudon, le défilé
habituel des curieux et des spécialistes des
enterrements d'apparat. Pour lui la mort n'était pas une
comédie, il l'avait vue et dévisagée sous bien des
formes.
Pendant
l'occupation, j'étais allé voir le docteur pour
solliciter un certificat médical destiné à me justifier
vis-à-vis du recrutement au service du travail
obligatoire. Comme nous montions l'escalier de la rue
Girardon, il me dit : " Ils vont finir par nous rendre
la mort aimable. "
Selon cette prophétie, souhaitons qu'à des derniers
moments elle lui soit apparue sous cet aspect, telle
qu'elle se définit elle-même dans une ballade allemande,
" un moment plus doux que la vie. "
(Bulletin
célinien n°86, octobre 1989).
***
ENTRETIEN AVEC
MARCEL BROCHARD
C'est
en mai 1969 que cet entretien avec Marcel Brochard fut
diffusé, sur la deuxième chaîne de la télévision
française, dans une émission intitulée " D'un Céline
l'autre ", réalisée par Michel Polac (1).
"
Nous étions très, très, très amis. On se voyait tous les
jours. Pendant tout le temps de ses études de médecine
jusqu'à sa thèse - cette fameuse thèse que nous
connaissons tous ? - il a habité Rennes, et puis je l'ai
toujours suivi. Je l'ai un peu perdu de vue en 32 quand
il a eu ce prix Renaudot parce que je me suis dit : " Il
va être pris par les grands ", et moi, qui suis tout
petit, j'osais plus frapper à sa porte. Et il
m'engueulait : " Te voilà ! On te voit pas ! ".
Et je l'ai revu, toujours, toujours, même quinze jours
avant sa mort où il m'a donné son bouquin Nord,
avec ce mot : " Sans commentaire. A Marcel. "
Marcel,
je crois que c'est vous qui, dans L'Herne, avez
justement parlé de sa trépanation et, à vrai dire, de sa
fausse trépanation.
Céline
a été blessé dès les premiers jours de 14, très
gravement à l'épaule droite... Difficultés avec sa main,
ce qui n'empêche que ça a été guéri au point qu'il
conduisait de gros side-car et qu'il était
costaud et en bon état. L'histoire de la trépanation,
c'est une drôlerie, une rigolade, une blague, de sa
part. On lui disait : " Mon pauvre blessé de la
guerre de 14... ", les journalistes. Et il leur
faisait toucher du doigt où il avait été trépané, là où
il y avait une plaque d'argent pour remplacer le crâne.
C'est pas vrai : il n'a jamais été trépané, j'en suis
certain au point que j'ai demandé à ses chéries, à ses
femmes. Eh bien, la trépanation n'a jamais existé,
jamais. Mais ça amusait les gens, puis alors on l'a pris
au sérieux. Le Professeur Mondor, dans La Pléiade, en
parle longuement. C'est du Céline !
Il
faisait faire du Céline aux autres ?
Mais
oui, mais oui... Et également Mort à crédit, ses
parents misérables, miséreux, sa mère ravaudeuse de
tapis ou ravaudeuse de ... Mais pas du tout ! La mère
que j'ai bien connue, Mme Destouches mère, était une
personne fort bien, et fort bien habillée, qui habitait
rue Marsollier au n° 11, au quatrième étage. Nous y
allions souvent déjeuner, ma femme et moi. Eh bien, Mme
Destouches mère était représentante de dentelles. Elle
avait comme clientèle la Cour batave, le grand magasin à
côté de l'Opéra qui est si important. Et la petite
Colette - la petite fille de Louis Destouches-Céline - a
été baptisée dans une robe de dentelle qui avait servi
pour le Roi de Rome. Le père Destouches, lui, était un
brave fonctionnaire, d'abord assureur, ensuite employé
de banque, ou l'inverse, je ne me souviens plus, brave
bonhomme, brave rentier. Ils avaient une petite maison
au bord de la Seine, à Ablon, une petite maison d'été où
on allait se promener le dimanche. La maison a été rasée
par les inondations de 1910. Pour que le jeune Louis
fasse du sport, on lui avait acheté une barque et des
rames, à 14 ou 15 ans, avant qu'il ne parte pour
l'Allemagne et pour l'Angleterre, et tous ces voyages.
Comment
se faisait-il qu'il ne s'entendait pas du tout avec ses
parents ?
Parce
qu'il avait envie de foutre le camp, comme il a envie de
foutre le camp de partout. En Allemagne, il couchait
avec sa logeuse, donc ça a mal fini. Il est parti en
Angleterre, ça a été pareil. Il est revenu dégoûté de
tout. C'est là où il s'est engagé pour voir comment ça
ferait. En fait, ça a été la guerre. Drôle de surprise
pour lui !
Et
après la guerre, il y a eu une période qu'on connaît
mal, à Londres...
Alors
là, il n'en parlait jamais. Moi, mon temps avec Louis,
c'est Rennes. C'est son mariage avec Edith, donc marié
avec Edith, avec la famille d'Edith, avec le vieux père
Follet qui était une grande figure. Médecine, médecins,
travail, la thèse... Tout ce qui était médecine était
pour lui l'horizon continuel. Je me souviens très bien,
en venant me voir à Chantenay dans ma petite fabrique de
quatre sous et me disant : " Je veux être médecin
dans ton quartier. Je vais installer un petit cabinet
pour les pauvres. " Il cherchait dans Chantenay,
dans cette banlieue ouvrière de Nantes, de quoi
s'installer pour soigner les pauvres. Déjà là, en 1922.
On n'a jamais parlé de Londres, de sa vie ancienne.
Il
ne vous a jamais dit qu'il avait été maquereau à Londres
?
Il
n'a jamais été... Je ne vois pas Louis maquereau en
aucune chose. C'était la bonté d'âme, enfin. Je ne sais
pas, pour être maquereau, il faut avoir un peu tout de
même... Non ! Je ne voudrais pas me redire, mais quand
on lit Rigodon, c'est la bonté qui ressort dans
Céline.
Oui,
mais à Londres, il a eu une vie... Il s'est marié
là-bas, non ?
Oui, vous savez bien qu'il y en a un qui a recherché
tout partout. On a retrouvé même le procès-verbal du
mariage, mais, moi, je ne sais rien de tout ça. Je ne
peux rien vous dire.
Pour
en revenir justement à la manière dont il a écrit Voyage au bout de la nuit, à quel moment a-t-il
rencontré une femme qui, je crois, il a beaucoup aimée :
Elizabeth Craig ?
Elizabeth
Craig, il l'a connue... Il a divorcé d'avec Edith autour
de 1926, 27,28, dont il avait une fille, Colette, qui
vit toujours. Et alors là, il est venu à Paris, ayant
quitté Genève. Il était à ce moment-là médecin au
dispensaire de Clichy. Il habitait 92 rue Lepic dans ce
pigeonnier admirable, et il avait comme amie cette
Elizabeth Craig, qu'il avait connue comme danseuse à
l'Opéra, je crois, ou dans un théâtre. Et il en avait
fait son amie, sa confidente. C'était une fille
intelligente, de grande beauté, de grande sculpture.
Et
tous les soirs, quand je venais à Paris, j'allais passer
mes soirées chez lui. Nous dînions chez la mère Marie,
rue Lepic. On dînait de rien, il ne buvait que de l'eau.
Et nous rentrions aussitôt. Il se mettait à écrire, et
il jetait ses pages. Je le vois encore, jetant ses pages
autour d'un bureau. Et nous ramassions toutes ses pages
qui n'étaient pas numérotées. On essayait de les relire,
et de les épingler avec des épingles à linge pour tâcher
de s'y reconnaître. On se demandait ce qu'il écrivait. Ça n'avait ni queue ni tête
pour nous qui ne suivions pas la question.
Dans
cette chambre où il écrivait à son bureau, vous étiez là
avec Elizabeth Craig et vous ne saviez pas ce qu'il
écrivait ?
On
ne savait pas ! On disait : il prend des notes, il fait
des notes, il fait des histoires. On lisait une page, on
avait de la peine à le lire. C'était très difficile à
déchiffrer. Et puis, avec Elizabeth, on pensait à autre
chose, on pensait peut-être à danser un peu à Pigalle.
Enfin, on le laissait écrire, et on le retrouvait à
trois heures du matin, à sa table, encore en train
d'écrire. On retrouvait des brouillons dans la poubelle,
ça se baladait de partout chez lui. Je dis bien :
l'époque 28...
Et
vous avez commencé à le perdre de vue ?
Je
l'ai perdu de vue un peu, 29-30. Un beau jour, dans les
journaux, on me dit : Goncourt-Renaudot,
Renaudot-Céline. Je dis : Céline ? !
Au
fond, on peut aussi montrer le côté moins connu de
Céline, le côté féminin. Il était coureur ?
A
cette époque, 1920-25, nous étions mariés tous les deux,
mais enfin, je ne voudrais pas tout de même dire que
nous étions de mauvais maris et de bons pères de
famille, mais enfin, une femme ne nous faisait pas peur,
à l'aventure... Et je dois dire que Céline, entre ses
deux femmes, Edith et Lucette, il en a usé pas mal, dont
surtout la belle Elizabeth dont j'ai parlé tout à
l'heure.
...
que vous avez bien connue aussi ?
Oui,
il fallait... Louis, écrivant à sa table ses feuillets,
délaissait la belle Elizabeth. Alors, on l'emmenait
prendre un verre. Elle aimait bien boire un verre - à ce
moment-là, le whisky n'existait pas -, un coup de
cognac. On s'en occupait d'Elizabeth, il fallait bien
que Louis travaille.
Est-ce
que Louis le savait ?
Il
n'y avait pas de secret entre Louis et moi, il n'y en a
jamais eu.
Le
flirt était permis ?
C'était
un ami comme on en a peu dans la vie...
Vous
vous partagiez un peu vos affections ?
Ben
oui, cela n'avait pas d'importance. Nos cerveaux
travaillaient sur d'autres points : moi, le point des
affaires, et lui, la médecine? Ça
passait au-dessus de tout. Les femmes...
Etiez-vous
un peu amoureux de cette Elizabeth qui semble avoir été
un personnage fantastique ?
On
ne pouvait pas ne pas être amoureux d'Elizabeth
tellement cette femme représentait de beauté, de
majesté. Il l'appelait " l'Impératrice ". Elle
était Impératrice... "
(Propos recueillis par
Dominique de Roux, Michel Polac et Michel Vianey, BC
n°253).
(1) Emission "
Bibliothèque de poche " de Michel Polac et Michel Vianey,
ORTF, 2ème chaîne de la télévision française, 8 et 18
mai 1969).
***
Émeric CIAN-GRANGÉ :
« Si Céline écrivait pour être lu, il ne
savait pas toujours par qui »
Émeric Cian-Grangé a eu la bonne
idée de demander à plus d’une centaine de lecteurs de
Louis-Ferdinand Céline d’effectuer, à partir d’un mot,
un voyage introspectif autour de ce qu’a pu susciter en
eux, mais aussi dévoiler, provoquer, éveiller,
déclencher, révéler, dénuder, la lecture de l’œuvre
de l’auteur du Voyage au bout de la nuit.
Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?
Concours de circonstances et boule de gomme, enfin
presque… Après avoir longtemps vécu en tête-à-tête avec
Céline, je me suis surpris à vouloir rencontrer d’autres
passionnés. L’année du cinquantenaire de la mort de
l’écrivain a été pour moi l’occasion de faire
connaissance avec mes semblables. Progressivement, avec
application et sérénité – d’aucuns diraient légèreté –,
sans sectarisme aucun, je suis devenu un lecteur actif,
participatif, intrusif pour tout dire. De fil en
aiguille, de conversations en débats, j’ai pu vivre,
ressentir nos différences, nos particularités… Rien
d’extravagant dans cette découverte, j’en conviens. Mais
tout de même, pareils contrastes autour d’un écrivain,
ce n’est pas si courant, cela méritait une attention
particulière, un regard bienveillant.
J’en ai touché
deux mots à Éric Mazet, « celui qui sait tout sur Céline
», avant de recueillir son point de vue lors d’une
interview : « La Célinie est une véritable auberge
espagnole. Chacun a son Céline et y met ses fantasmes.
C’est du chacun pour soi et à couteaux tirés. […] Les
délires de Céline incitent à l’hyperbole. » Serge Kanony,
auteur d’un revigorant Céline ? C’est Ça !…, a
mis le feu aux poudres quelques mois plus tard quand,
poussé par un élan d’optimisme primesautier, il a tenté
de me convaincre d’écrire un Dictionnaire amoureux de
Céline. Bien qu’adressée à la mauvaise personne –
Éric Mazet, à vos crayons ! –, cette belle suggestion a
précipité les choses. J’ai pensé : pourquoi ne pas faire
un recueil composé de textes rédigés par des lecteurs,
une sorte de dictionnaire des amoureux de Céline ?
L’absence d’ouvrages de ce genre dans la pourtant très
riche bibliographie célinienne m’a conforté dans ce
choix.
Comment avez-vous contacté tous ces lecteurs ?
Comme l’a fait remarquer David Alliot dans les pages de
Spécial Céline, cela faisait quelques années que
je « harcelais les lecteurs de Céline pour qu’ils le
définissent en un seul mot ». Débutée au mois de février
2013, cette campagne de prospection à utilisé divers
moyens et supports de communication : appels
téléphoniques, courriers postaux, courriers
électroniques, réseaux sociaux, manifestations
culturelles et artistiques, annonces, bouche-à-oreille…
Nombre de contributeurs ont également participé à
l’opération en jouant les entremetteurs ou, à l’image de
Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien,
en me transmettant quantité d’adresses mail. Au total,
ce sont près de trois cents personnes qui, d’une
frontière à une autre, ont été conviées à rejoindre le «
Céline’s Big Band ».
Avez-vous opéré un choix dans
les textes ?
Non. Si Céline écrivait pour être lu, il ne savait pas
toujours par qui. Je me suis donc imposé une règle :
abolir tout autre critère de sélection que l’intérêt
porté à l’écrivain. Ce qui donne au final un panel de
contributeurs très ouvert, transcendant notoriété,
classes sociales (du gardien de cage à fauves dans un
cirque à l’ancien secrétaire d’État, de l’artiste
peintre au docteur en philosophie, en passant par
l’employé, l’étudiant…), clivages politiques et
idéologiques. Céline’s Big Band est par
conséquent une œuvre s’adressant à un large public : aux
lecteurs, amateurs ou érudits, comme aux historiens, aux
sociologues, aux journalistes, aux psychologues et aux
enseignants.
Avez-vous tout de même écarté des témoignages ?
Je me suis refusé de porter un jugement guillotin sur
les témoignages dès lors qu’ils n’étaient pas hors sujet
ou rédigés dans l’optique de régler des comptes. Inutile
d’évoquer plus en détail les très rares contributions
qui, validées, auraient empêché la publication de
l’ouvrage.
Quel mot avez-vous choisi et pourquoi ?
Les cent trois contributions de Céline’s Big Band
ont la
particularité d’être classées par ordre alphabétique, ce
qui n’est pas une originalité en soi, je vous l’accorde.
J’ai néanmoins demandé à chaque auteur de choisir le mot
qu’il jugeait représentatif de son texte, et c’est la
somme de ces traits d’union qui constitue la table des
entrées du recueil. Afin d’être encore plus clair sur
mes intentions (que l’on me pardonne d’être insistant…),
permettez-moi de citer Henri Godard, préfacier de
l’ouvrage : « L’ heureuse disposition des textes dans le
recueil fait qu’on les lit tous du même œil. En effet,
ils ne sont pas présentés sous le nom de l’ auteur ni
classés selon l’ordre alphabétique de ces noms. À chaque
auteur a été demandé le mot qui lui paraissait
emblématique de son témoignage, et les textes sont
présentés dans l’ordre alphabétique de ces mots. À
eux tous, ces cent trois mots dessinent comme les
étoiles d’une constellation une figure de l’œuvre. Ce
n’est qu’ensuite, le texte lu, qu’on découvre à sa suite
le nom
de l’auteur et les indications biographiques qu’il a
livrées. »
L’auteur d’un témoignage a bien résumé la difficulté de
l’exercice : « Au risque de me perdre dans les méandres
de la subjectivité, je prends le parti délicat d’écrire
en quelques lignes ce que m’inspirent les textes de
Céline. Mieux, il faut faire court et résumer d’un mot.
Quelques syllabes. Un seul vocable ! L’exercice est loin
d’être aisé. Céline en un seul mot !… Vous me voyez
inquiet. Car les raisons qui m’ont conduit à lui sont si
nombreuses et si indiscernables que je serais en peine
d’en rendre compte en quelques phrases. Il me faut donc
tricher pour contourner l’obstacle. »
Le mot qui symbolise le plus fidèlement ma relation avec
Céline est « Rencontre ». Pourquoi ? J’ai terminé ma
contribution par ces quelques lignes : « La vie est
faite de rencontres plus ou moins déterminantes. J’ai
croisé la route de Céline il y a une vingtaine d’années,
et je ne me lasse pas de cheminer à ses côtés. Ce
compagnonnage est devenu essentiel. Si “ la littérature
est d’abord la rencontre entre celui qui, par ses mots,
dit lui-même et son monde, et celui qui reçoit et
partage ce dévoilement ”, c’est à travers Céline que
j’ai rencontré la littérature.
Si la littérature “ se
définit comme un aspect particulier de la communication
verbale – orale ou écrite – qui met en jeu une
exploitation des ressources de la langue pour multiplier
les effets sur le destinataire ”, Céline représente le
meilleur de la littérature. Pour finir, si “ la
littérature se caractérise, non par ses supports et ses
genres, mais par sa fonction esthétique, la mise en
forme du message l’emportant sur le contenu ”, toute
l’œuvre célinienne mérite d’appartenir à la littérature.
Rencontrer Céline, c’est ainsi prendre le risque d’aimer
la littérature. » Faut-il en dire plus ?
Comment expliquez-vous une certaine retenue de la part des
contributeurs à l’égard des pamphlets ?
Pudeur, discrétion, autocensure ou moindre intérêt pour les écrits
polémiques, il m’est impossible de répondre avec
certitude. Mea culpa, Bagatelles pour un massacre,
L’École des cadavres et Les Beaux Draps sont
néanmoins abordés dans bon nombre de témoignages, et
parfois de façon très positive. Tel ce contributeur
évoquant son goût pour Mea culpa : « Au-delà de
ses innovations stylistiques, de l’argot de ses deux
premiers romans, du tourbillon picaresque du Pont de
Londres, de la petite musique et de la finis Europae
de la “ Trilogie du Nord ”, le Céline que je préfère est
celui de Mea culpa – c’est là, plus que dans les
autres pamphlets, qu’il est vraiment seul contre tous.
C’est là qu’il met l’homme devant soi, et ce n’est pas
un beau spectacle. » Ou celui-ci qui, avant de lire Bagatelles pour un massacre, trouvait « Céline
indigeste » : « Le déclic, l’envoûtement sont récents,
il y a quatre ou cinq ans peut-être, aux alentours du
demi-siècle d’âge. Et ce choc, je l’ai eu à la lecture
de Bagatelles pour un massacre récupéré sur
Internet et pas republié depuis la guerre, dont
certaines pages sont hilarantes, d’autres d’une
tendresse, d’autres d’une prescience, d’autres enfin
d’une beauté extraordinaire, bref un chef-d’œuvre. Et
j’ai avalé d’un coup la “ Trilogie allemande ”, les
autres pamphlets, la correspondance, qui surpasse à mon
goût, celle de Flaubert et de Voltaire, relu épaté le Voyage et Mort à crédit, enfin tout le reste de
Céline, écrit par lui, avec des textes parfois
fastidieux à la première lecture, mais qui ravissent à
la seconde, comme Féerie pour une autre fois ou
Guignol’s band, ou écrit sur lui. »
D’aucuns évoquent les écrits de combats pour s’en offusquer : «
Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres.
À leur lecture, mes oreilles bourdonnent. Je transpire.
J’admire l’œuvre d’un monstre. […] C’est dégueulasse ces
choses-là, Ferdinand ! Comment t’as pu ? Tu me fais
honte, Ferdinand. Je te vomis pour ça ! Tu as participé
à leur inculquer la haine de l’autre. Comment as-tu pu ?
Ferdinand !?! » D’autres s’interrogent, cherchent des
explications : « Quant à savoir comment unir cet artiste
– le visionnaire qui décèle les mensonges et l’envers
des grands sentiments, capable en d’autres instants
d’aimer tous les hommes et de déceler en eux des
réserves inaccomplies d’amour – et le pamphlétaire qui
éructe contre les Juifs en un temps où ils sont
persécutés, humiliés, assassinés, je n’y suis pas
parvenue. Pourtant je dois bien reconnaître que ces deux
faces se rejoignent, qu’il s’agit du même homme ; alors
j’imagine que ce délire antisémite est une façon
d’exprimer sa fureur contre toutes les injustices et
contre tous les abus de pouvoir, l’asservissement au
grand nombre ? Ou bien peut-être a-t-il si bien pénétré
le bon sens ou le mauvais sens commun qu’il participe à
ses rancœurs, qu’il se satisfait comme lui d’un bouc
émissaire sur quoi porter toute sa colère et se
glorifier d’une vengeance aussi abusive que ce qu’il
pourfend. »
Alors que certains semblent ne pas en tenir
compte : « Il y a un côté masochiste à aimer Céline
quand on est juif. Si la Shoah n’avait pas eu lieu, nous
n’aurions pas la même impression. La Shoah a rendu
l’antisémitisme totalement incompréhensible. Si mes
parents n’étaient pas venus à Toulouse, ils auraient été
déportés à Auschwitz, c’est sûr. Je n’aurais pas été le
même homme, je serais parti en Israël. Et je n’aurais
peut-être plus été capable de lire Céline, tout aurait
été changé. Mais comment juger de façon objective cette
époque ? Il n’y a pas d’objectivité possible.
Heureusement d’ailleurs, car nous ne pourrions plus
apprécier Céline. Alors je passe outre. Ce salaud me
fait rire. Et je m’en veux… Mais tant pis… Tant pis. »
Pour quelles raisons les spécialistes universitaires de Céline
sont-ils si peu représentés dans Céline’s Big Band
?
Tous ne sont pas absents – le premier d’entre eux, Henri Godard, a
préfacé Céline’s Big Band –, mais ils sont en
effet nombreux à ne pas avoir donné suite à mon
invitation. Si Céline est une référence littéraire, dont
la part d’ombre n’existe plus, ses lecteurs demeurent
méconnus : on en parle, on les méprise parfois, sans les
avoir rencontrés. Méfiance à l’égard du projet ? Pudeur
? Crainte de côtoyer des individus présumés «
infréquentables » ? Il faudrait poser la question aux
intéressés… Je m’interroge d’ailleurs sur l’absence de
travaux ou de colloques savants consacrés aux lecteurs
de Céline (à l’exception d’une thèse de sociologie,
rédigée par Julien Grange : Céline d’un siècle
l’autre : le trouble à l’œuvre.(1)
Un spécialiste a tout de même pris le temps de me
répondre, et je lui en sais gré : « Cher monsieur je
vous remercie de votre proposition, et comprends tout à
fait, je crois, l’esprit de cette démarche. Mais je
préfère pour l’instant m’en tenir, en ce qui concerne
Céline, à des travaux de recherche proprement dits. Il
me semble que le temps n’est pas venu de donner un tour
plus subjectif à mon rapport avec Céline. Peut-être plus
tard, qui sait ? Cordialement. »
Qu’est-ce qui réunit finalement les contributeurs de ce recueil ?
Henri Godard a, me semble-t-il, parfaitement répondu à cette
question : « Connus ou inconnus, et avec toute leur
diversité, ils sont ici, à égalité, des lecteurs qui
cherchent à dire ce que Céline a été pour eux lors de
cette rencontre, et, pour presque tous, le reste de leur
vie : non pas un écrivain pour écrivains, comme il en a
périodiquement existé dans la littérature française,
mais un écrivain qui, tout novateur qu’il est, et par là
demandant parfois d’abord à son lecteur un effort
d’adaptation, est capable de toucher quiconque, pourvu
qu’il s’agisse d’un amateur de littérature. »
A-t-il été difficile de trouver un éditeur ?
Pierre-Guillaume de Roux a répondu très rapidement. Contrairement à
d’autres éditeurs qui regrettaient l’absence de
personnalités bancables parmi les contributeurs, ou ne
jugeaient les textes que d’après des critères purement
littéraires, Pierre-Guillaume de Roux a compris le
caractère nouveau, inédit d’un ouvrage qui donne la
parole aux lecteurs de Céline, quels qu’ils soient. La
diversité des témoignages – qu’est-ce qui fait qu’un
écrivain fascine autant de gens différents ? –, le choix
d’une expression libre, adaptée à la sensibilité de
chaque intervenant (fond, longueur et forme), autant
d’arguments qui ont su le convaincre de publier ce
recueil, « passionnant de bout en bout ».
Pierre-Guillaume de Roux s’est par ailleurs montré très
respectueux du travail accompli. Il aurait pu exiger un
autre titre, voire une autre illustration de couverture
que celle réalisée par Bastien Bastien, ce qui n’a pas
été le cas. Ou modifier l’ordonnancement des textes,
préférant au classement par entrées une classification
par auteurs. Rien de tout cela. Nous travaillons en
étroite collaboration et, comme l’a fait remarquer un
ami : « Pierre-Guillaume de Roux est bien l’éditeur
providentiel. Céline publié par de Roux, c’est mythique.
»
Dans quelles circonstances avez-vous découvert Céline et pourquoi une
telle passion ?
C’est au lycée que j’ai découvert Céline, au début des années 1990. Mon
professeur de français, Jean-François Nivet, a eu l’idée
saugrenue de faire étudier à ses élèves de première des
extraits de Voyage au bout de la nuit. Les
passages africains de Voyage m’ont alors procuré
une sensation extraordinaire, inouïe, un genre
d’envoutement. Comment expliquer semblable
ensorcellement ? Je tente de l’expliquer dans ma
contribution : « L’auteur de Mort à crédit
m’interpelle, me décontenance, me stimule, me donne du
courage, me décomplexe, me déculpabilise,
m’enthousiasme, m’enchante, me tire vers le haut et
m’extrait d’une existence ordinaire. Céline m’a
chambouleversé : il est un exutoire, un antidote à la
médiocrité, bref, c’est l’homme de ma vie. Son œuvre me
paraît extravagante et invraisemblable, hors du commun,
inclassable, inimitable et rare, donc unique,
incomparablement stupéfiante, sans précédent,
irremplaçable en somme. Un céliniste de la première
heure, “ faux diable ” authentique, m’a mis en garde : “
Attention à l’ineffable ”. S’agit-il de cela ? »
Comment définiriez-vous le génie de Céline ?
Une faculté créatrice hors normes, transcendante, capable de toucher un
lectorat étonnamment varié, multiple, panaché. Qui peut
en effet se targuer d’avoir un public aussi composite,
bigarré, disparate que Céline ? N’est-il pas un cas
unique dans la littérature française ? Henri Godard ne
m’avait-il pas écrit, après avoir lu quelques extraits
de ce qui s’appelait alors Dictionnaire des amoureux
de Céline : « Si vous arrivez à faire un volume dont
le centre de gravité serait ce genre de réactions,
venant de la part de lecteurs de ce genre, ce serait un
volume unique dans la bibliographie célinienne, et que
Céline seul ou presque seul pourrait susciter » ?
Les
propos d’un membre du « Céline’s Big Band » vont
dans le même sens : « Je me rappelle la confidence d’un
bouquiniste : “ Je vends des éditions originales de
Céline à des ouvriers. ” Et depuis trente ans, j’ai eu
la surprise de rencontrer, au hasard de l’existence, de
ces humbles qui ne sont les lecteurs que de Céline à qui
ils vouent un culte exclusif. Je ne sais pas de
commis-voyageur collectionneur de Montherlant ni de
plombier lecteur de Proust. »
Pensez-vous qu’il est temps de publier les pamphlets en France ?
La question ne me semble plus d’actualité. Qui veut lire les pamphlets
peut se les procurer très facilement, inutile d’attendre
leur publication en France. Les Éditions Huit, un
éditeur québécois, les a réunis dans une édition
critique établie, présentée et annotée par Régis
Tettamanzi, un universitaire français, sous le titre :
Écrits polémiques. Publié légalement au Canada,
cet outil de référence, indispensable, réunit sous la
même couverture : Mea culpa, Bagatelles pour un
massacre, L’École des cadavres, Les Beaux Draps, Hommage
à Zola, À l’agité du bocal et Vive l’amnistie, Monsieur
! Il est également possible d’acquérir des éditions
originales, ou contrefaites, à moins de vouloir les
télécharger sur Internet. On ne peut donc plus évoquer
les pamphlets sans les avoir lus.
Séparez-vous l’homme de l’œuvre, le romancier du pamphlétaire ?
Opérer des scissions arbitraires dans ce qui relève, à mon avis, d’un
ensemble équilibré, cohérent et homogène, me semble
dénué de sens. Il est toutefois possible, et certaines
contributions de Céline’s Big Band le montrent,
de s’intéresser d’un côté à l’homme et d’un autre à
l’œuvre, de ne pas juger l’homme d’après l’œuvre ni
l’œuvre d’après l’homme. On peut également apprécier
l’œuvre sans pour autant connaître la biographie de
Céline, et préférer le romancier au pamphlétaire, quand
ce dernier n’est pas occulté ou rejeté. Est-il néanmoins
pertinent d’opérer un véritable distinguo entre « romans
» et pamphlets ? Pouvons-nous considérer Féerie pour
une autre fois comme autre chose qu’un écrit
polémique, sans parler de la trilogie finale ou de la
thèse de médecine ?
Y a-t-il une part de démoniaque dans l’œuvre de Céline (je ne
parle pas des pamphlets) ?
L’œuvre célinienne est indéniablement sulfureuse, subversive et
transgressive, comme l’attestent certains témoignages.
Une contributrice a d’ailleurs choisi le mot «
Subversion » pour définir son texte : « Ainsi, j’ai
retenu de Céline la subversion. La subversion littéraire
avant tout, qui a fait de Voyage au bout de la nuit
un joyau et un nouveau départ pour la littérature
française. La subversion politique, qui a fait de cet
auteur un homme banni et haï, et pour laquelle j’ai
entretenu une indifférence de principe. Et enfin la
subversion affective, tendant toujours vers l’outrance,
la violence, la destruction et la mort. » Un céliniste
historique a quant à lui jeté son dévolu sur le mot «
Transgressions » : « Dans la grande atonie ambiante, la
mélasse de bons sentiments et de propos édifiants dans
laquelle nous pataugeons, Céline est un recours. J’ai
rencontré un célinien disant : “ J’aime moins Céline
pour lui-même que par ce qu’il met en jeu. ”
Je me
souviens aussi du “ pied-rouge ” qui, révolté par la
stupidité du socialisme islamique émergeant dans la
toute neuve République algérienne, lisait à très haute
voix des passages des Bagatelles choisis au
hasard. Venu d’un milieu populaire de gauche, il avait
trouvé en Céline son antidote. J’ai oublié les textes
mais pas que cela a été pour le jeune bourgeois que
j’étais une initiation. » Concernant les aspects
démoniaques dans l’œuvre de Céline, on peut utilement se
reporter à l’ouvrage de Denise Aebersold, Goétie de
Céline : « … le bien équivaut au mal. Tout Céline
est parcouru de ce postulat : le bien n’existe pas,
sinon en tant que fausse fenêtre du mal… »
Comment expliquez-vous que Céline ne soit pas resté un épiphénomène et
qu’il soit devenu une sorte de borne littéraire
chronologique avec un « avant » et un « après » ?
Outre la révolution du langage parlé, Céline a apporté une musique, un
lyrisme dans la littérature française. Les linguistes
n’ont pas fini d’étudier la richesse de son art
poétique. Sans cette richesse stylistique, on ne
parlerait plus de lui. Interviewant Jean Guenot pour Le Bulletin célinien, j’avais posé la question
suivante : Céline a-t-il réussi à substituer sa voix à
celle des autres ? La réponse du linguiste fut sans
équivoque : « Il n’a cherché que ça. Il est arrivé sur
une île déserte et quand il est parti, elle était
entièrement peuplée. » Serge July, co-fondateur de Libération, ne disait pas autre chose sur
France-Inter, le 1er octobre 1997 : « Sartre était
le parrain de Libération. Mais pour le style du
journal qui s’est démarqué de celui des autres journaux,
il faut remonter à Céline, car c’est lui qui a écrit
pour le peuple, qui a écrit en langage parlé. C’est lui
le premier, c’est lui la révolution. »
Pour J.-M.G. Le
Clézio, Céline est incontournable : « On ne peut pas ne
pas lire Céline. […] La littérature française
contemporaine passe par lui, comme elle passe par
Rimbaud, par Kafka et par Joyce. Céline appartient à
cette culture continuellement naissante qui est en
quelque sorte le rêve de la pensée moderne. » Michel
Audiard disait vrai : « Le père Céline, on lui doit
tout. Sans lui, aucun auteur actuel n’écrirait, ou alors
comme Duhamel. » Quant à Frédéric Dard, il rendait à
César ce qui est à César : « Céline, c’est le patron. »
Last but not least, Georges Steiner, dans Le Figaro du 19 août 2013 : « Sartre disait, à juste titre,
que seul Céline survivrait à sa génération. Dans D’un
château l’autre, quand Bébert s’échappe à travers
les flammes, c’est du Shakespeare. Quant à Proust, il
torturait les animaux, ce qui m’horrifie profondément.
Mais je n’imagine pas la vie sans Proust, Céline ou
Wagner. Nous sommes profondément en dette devant ces
monstres. » Etc.
Si vous ne deviez choisir qu’un livre de Céline, lequel serait-il ?
Avec raison, Éric Mazet vous répondrait ceci : « Question idiote.
Toutes les œuvres de Céline n’en sont qu’une :
l’histoire du XXe siècle. Il a abordé tous les sujets
brûlants qui sont, hélas, encore d’actualité. La nature
humaine, l’éducation, les guerres, le colonialisme, la
destruction des animaux, les errements de la médecine,
l’émotion esthétique… » J’ai quant à moi un faible pour
Voyage au bout de la nuit, le plus méchant de
tous les livres de Céline. C’est un chef-d’œuvre
littéraire qui, je le ressens intimement, m’accompagnera
jusqu’à la fin. Il a non seulement été mon premier choc
littéraire, mais plus encore un bouleversement
intérieur, spirituel. Je ne vis plus de la même façon
depuis que « ça a débuté comme ça ». Naturellement, d’un
point de vue stylistique, Mort à crédit lui est
supérieur.
En 1937, pour défendre son deuxième « roman
», Céline ne s’adressait-il à Jaroslav Zaorálek en ces
termes : « En réalité, Mort à crédit est
infiniment supérieur à tous égards à Voyage.
C’est de l’expression directe, le Voyage
était
encore littéraire, c’est à dire merdeux, par plus d’un
côté. La critique, comme le public, aime avant tout le
faux, le simili, l’imposture. Il fuit l’authentique » ?
À n’en pas douter, il avait visé juste. Et ce n’était
que le début d’une odyssée stylistique sans pareille.
Mais « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît
point ». Pour reprendre les propos d’Henri Godard, «
nous sommes tous partis du même choc. Le reste est
affaire de situation personnelle. »
(Propos recueillis par Joseph Vebret, mai 2015, dans
salon-littéraire.com).
(1) Julien Grange, Céline d’un
siècle l’autre : Le trouble à l’œuvre. Éléments pour une
approche multidimensionnelle des œuvres littéraires.
Thèse dirigée par Pierre Le Quéau. Université de
Grenoble, École doctorale SHPT – Sciences de l’Homme du
Politique et du Territoire. Laboratoire de Sociologie de
Grenoble EMC2. Émotion-Médiation-Culture-Connaissance.
21 février 2013. Déposée à l’IMEC.
***
JEAN MONNIER -
Elizabeth CRAIG
raconte
Céline.
Elle s'avance avec majesté. Sa
silhouette, son maintien n'ont rien à envier à ceux
d'une jeune fille. Dans le sourire qui illumine son
visage ridé, il y a encore beaucoup de charme et de
classe. Je me présente, je présente mon assistante...
Elle me prend le bras, chaleureuse et amicale elle nous
met à l'aise, tout de suite les distances sont
effacées... nous sommes entre amis...
Elle nous fait
entrer dans son logis. Un intérieur simple mais
confortablement arrangé et surtout très serein. Voilà où
elle coule ses jours seule avec sa perruche.
Contrôlant toujours tout avec une poigne de velours, elle nous indique où
nous installer, et nous fait assoir, se plaçant entre
nous, très digne. Cette dignité, cette présence royale
est frappante... Oui nous sommes bien avec
l'Impératrice, et l'Impératrice va prendre la parole.
Jean
Monnier.
- Après la guerre il a été incarcéré.
Elizabeth
Craig. - Je n'en savais rien... pourquoi ?
Jean
Monnier. - Pour avoir collaboré.
(1)
Elizabeth
Craig. -
Collaboré avec qui... était-il contre la France ?
Jean
Monnier. - Il était pro-Nazi.
Elizabeth
Craig. - Eh bien !... Il a toujours été pour les
pauvres. Il était médecin et il n'a jamais pris un sou à
ses malades ! Ce que je voudrais savoir, je sais qu'on
l'avait mis en résidence surveillée au Danemark, pour
quelles raisons ? Quelque chose au sujet des Juifs ?...
Il n'était aucunement contre les Juifs... je connaissais
bien tous ses amis, et il avait beaucoup d'amis juifs.
Je ne peux pas comprendre qu'il puisse avoir été contre
les Juifs.
Jean
Monnier. - C'est pourtant la raison pour laquelle on
l'a arrêté.
Elizabeth
Craig. - Est-ce qu'il a dû rester au Danemark
longtemps ?
Jean
Monnier. - Six ans et ensuite il a été extradé en
France.
Elizabeth
Craig. - Il a fini sa vie à Paris ?
Jean
Monnier. - A Meudon, juste à côté de Paris.
Elizabeth
Craig. - C'est terrible, parce que je connais
l'homme si bien et je sais qu'il ne pouvait rien avoir à
faire avec quelque chose comme ça... de toute façon,
j'ai mon idée... Quand est-il mort ?
Jean
Monnier. - En 1961.
Elizabeth
Craig.
- ... il avait essayé de me joindre... à une
certaine époque, mais vous savez que j'étais mariée et
je voyageais beaucoup avec mon mari. Mais en 1944 je
sais que j'étais en Californie du Nord. Qu'a-t-il pu
faire pour se mettre tout le monde à dos comme ça...
est-ce ce qu'il a écrit ?
Jean
Monnier.
- Oui, ses écrits.
Elizabeth Craig.- Quand les Nazis ont occupé la France, que
s'est-il passé ?
Jean
Monnier. - Il est resté à Paris pendant toute
l'Occupation.
Elizabeth
Craig.
- C'était un de ces guerriers qui vont se
battre tout seul contre le Dragon... il était
terriblement
émotionnable.
Jean
Monnier. - Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
Elizabeth
Craig.
- Il était toujours en train de combattre
pour l'humanité, il était l'ennemi de l'autocratie, et
se voulait le défenseur des petites gens... des gens qui
souffrent, les exclus qui n'ont pas le droit à la
parole. Il était médecin et, pendant les huit années que
j'ai passées avec lui, je l'ai toujours vu soigner
femmes et enfants pour rien, il leur donnait même de
l'argent. Il abhorrait le gâchis causé par la corruption
politique. Il pensait que si on élevait le peuple
matériellement et moralement, la France pourrait devenir
la première des nations, car c'était le pays le plus
intelligent qui soit, mais malheureusement les Français
étaient des faibles psychologiquement !...
Nous
pourrions parler de tout cela pendant des heures...
enfin c'était ses idées, et c'était même son âme... mais
il était timide... il était timide en amitié... car il
voulait être aimé, mais il ne se sentait pas bien dans
sa peau et il pensait qu'on ne pouvait pas l'apprécier
trop longtemps... c'était un homme très modeste... plein
d'idées... très poétique.
S'il ne s'était occupé que de littérature, il aurait pu avoir une bonne
vie, et ne pas se fourrer dans ces histoires qui ne le
regardaient pas. Il me disait : " Je veux descendre
au fond, tout au fond, voir ce qu'il y a dans le
bas-fond des choses et des gens. " Il était pour moi
un homme extraordinaire et merveilleux. Il aimait les
femmes, mais il était comme ça ! Il pensait que la
sensibilité féminine pouvait apporter quelque chose
d'élevé à l'homme. Vous savez nous avons eu une bonne
vie ensemble. On me demande maintenant pourquoi je l'ai
quitté. Eh bien ! C'est parce que j'arrivais à la
trentaine et il aimait la beauté physique.
Tout le monde
l'aime, mais chez lui c'était une passion un peu
particulière et je savais qu'un jour je n'aurais plus
cette beauté, à trente et un ans j'étais danseuse, mais
je ne pouvais pas le rester jusqu'à soixante et onze
ans. Je me suis dit, lui il a un grand avenir, alors
c'est pour lui que je suis partie. C'était un véritable
sacrifice d'une certaine façon. Je pensais qu'il
m'oublierait très rapidement, car il y avait toujours
quelques femmes à lui tourner autour, qu'elles soient
française, allemande ou de toute autre nationalité.
(...)
Jean
Monnier.
- Vous pensez que Louis avait peur des
Juifs ?
Elizabeth
Craig.
- Louis, il admirait leurs capacités ; je
pense qu'au fond il reconnaissait leur intelligence,
mais il ne leur faisait pas confiance. Il me disait : "
Ils sont faux... on ne sais jamais ce qu'ils pensent...
" Ce qui est sans doute vrai... mais cela va dans
les deux sens, tout le monde ne l'est-il pas ?... Et
puis ils ont toujours été... Je ne sais pas grand chose
sur les Juifs... on ne sait même pas d'où ils
viennent... vous le savez, vous ? De toute façon, où que
vous les mettiez ils réussiront toujours à faire pousser
des roses.
Jean
Monnier.
- Avez-vous remarqué que Louis ne les
aimait pas ?
Elizabeth
Craig.
- Je ne l'ai jamais senti, il ne m'a jamais
rien dit qui puisse me faire croire cela. D'ailleurs il
avait un très bon ami à la S.D.N., le Dr Rajchman. Je
l'ai rencontré, c'était le patron de Louis. C'est lui
qui a envoyé Louis faire tous ces voyages. On est
souvent allé dîner avec eux. Je l'aimais bien. C'était
plutôt le genre grand bureaucrate, sa femme parlait
aussi bien l'allemand que le français, des gens très
sympathiques. Mais c'est vrai qu'il aimait bien me faire
des remarques un peu désobligeantes sur lui, mais il
faisait aussi son éloge.
Jean
Monnier. - N'y a-t-il jamais eu un froid entre eux ?
Elizabeth
Craig.
- Jamais, ça je le sais, quand il est parti
de la S.D.N. ils se sont quittés en très bons termes.
C'est lui qui l'a aidé à trouver son poste à Paris...
Pendant toute sa carrière à la S.D.N. Louis était son
protégé et il l'a aidé à obtenir un tas d'avantages
qu'il n'aurait jamais eus autrement, et s'il a quitté la S.D.N. c'est justement parce que Rajchman avait été
promu dans un autre service. Après cela on ne les a pas
revus, mais c'est lui qui a aidé Louis à s'installer à
Paris, et Louis lui en a toujours été reconnaissant.
Mais c'est vrai il se moquait un peu de lui. Il disait
toujours : " Il est très malin, il est très malin
", avec un petit peu de mépris. Je ne pense pas qu'il
n'y aurait jamais pu y avoir un véritable sentiment
d'amour et d'admiration entre eux, pas dans le vrai sens
du mot.
Jean
Monnier.
- En rentrant en France Louis a raconté que
vous vous étiez donnée à un Juif.
Elizabeth
Craig. - Ah ! Bon ! C'était vrai ! Mais je ne le
savais même pas, mais cela ne m'aurait pas fait changer
d'avis. Mais si je l'avais su, je ne lui aurais pas dit.
Il m'a fallu des années pour l'apprendre, personne ne le
savait. Il avait beaucoup plus le type germanique qu'il
n'avait le type juif, et c'était quelqu'un de très
généreux, et surtout de très très amusant... c'était
tout l'opposé de Louis. Je l'ai dit tant de fois que
cela paraît bête à répéter encore une fois, mais c'est
la vérité. Je me demande encore comment j'ai pu vivre
tant d'années avec ce sens de la mort à côté de moi...
Je ne sais pas... j'étais jeune, je n'y faisais pas trop
attention... et je me disais : "
Ça va passer, il ira mieux
quand il aura fini son livre. " Mais je suis sûre
que cela n'a jamais vraiment changé. Il n'était pas
bien... je pense qu'il avait des problèmes de santé. Il
avait attrapé la malaria et je pense que des choses
comme cela comptent beaucoup dans l'état mental d'une
personne...
Il
était fort comme un taureau et il avait l'air en bonne
santé, mais je me suis souvent dit que peut-être cette
maladie l'avait affaibli, lui avait donné conscience
d'une vulnérabilité qu'il n'avait pas véritablement...
Il avait attrapé cela en Afrique... Il y est allé deux
fois... Il en a ramené de glorieuses histoires sur la
beauté des princesses africaines. Je crois qu'il avait
attrapé la fièvre la première fois, juste après la
première guerre mondiale. Il était allé là-bas pour
gagner beaucoup d'argent. C'était un endroit où l'on
était très bien payé, surtout en Afrique française. Il
aurait fait n'importe quoi pour gagner beaucoup
d'argent... Il avait frôlé la mort...
(1) Au titre de l'article 75.
(Jean Monnier, Elizabeth raconte Céline, BLFC n°
11, Bibliothèque L.F. Céline, 3 nov. 1988).
***
LA DERNIERE INTERVIEW DE CELINE
Six semaines avant sa mort,
Jacques d'ARRIBEHAUDE questionnait l'exilé de Meudon.
Cet inédit, il le donna en exclusivité à Paris-Match
le 23 mars 1995...
La guerre de 14.
Il
vous est arrivé de participer à des patrouilles ou à des
charges ?
Des
charges, oui ; des patrouilles, non.
Avez-vous
eu des citations ?
Oui,
la médaille militaire de 1914 ! Mais tout cela, la
cavalerie, c'était se servir d'une arme périmée, un peu
comme si on mettait en l'air des avions en bois...
Vous
partiez avec la lance ?
Non,
le sabre ! Le sabre de dragon. Mais ça n'a pas duré. Ils
ont démonté toute la cavalerie en décembre.
Vous
avez parfois rencontré l'ennemi ?
Oui,
ça m'est arrivé. Même des Belges, qu'au début on ne
connaissait pas mieux.
Qu'éprouviez-vous
alors ?
Tout
disparaissait dans la fatigue. Une énorme fatigue. Quand
vous êtes si énormément fatigué, même en pleine force de
l'âge, vous ne sentez plus grand-chose ; tout est
émoussé. Et c'est comme ça que les gens étaient tués
très facilement. Parce qu'après tout c'est une façon de
s'en aller, en dormant. On était tous dans l'hypnose. A
la fois par l'alcool - pas moi, mais généralement.
L'alcool assommait déjà. Et puis, l'insomnie pendant si
longtemps. Des insomnies pendant des mois ! Plus de
raisonnement, de philosophie, de dialectique... On va...
De la viande qui n'a plus de défense, qu'on tracasse
trop. Eh bien, tuez-le, allez-y...
Maintenant
oui, il y a des tas de problèmes qui se présentent à
l'analyse. Mais quand on commence à analyser, c'est fini
! Tandis que là, il n'y avait pas d'analyse du tout. Les
gens allaient ; ils marchaient. Sous l'hypnose. Et la
fatigue aidant, la fatigue plus la gnole, alors, en
avant !
Mais,
au départ, il y avait eu un certain enthousiasme ?
Pas
dans la troupe, non. Ceux qui restaient, oui. La troupe,
c'était simplement comme ça. Il y avait une discipline
absolue qui n'était ni mise en question ni analysée.
Rien... Ce n'était pas la peine.
L'écriture.
J'ai travaillé
pas mal. On travaille ou bien on regarde. C'est l'un ou
l'autre. Mais si vous travaillez, vous ne faites pas autre
chose. Maintenant, on ne sait plus ce que c'est, le travail.
C'est encore un truc que j'ai comme ça, parce que je ne suis
pas d'une génération où l'on rigolait. Ça n'existait pas.
Les distractions, c'était des choses de gens riches. Quand
on était pauvre, on travaillait jusqu'à crever. C'était le
destin. Mais je vois maintenant qu'ils ne travaillent plus.
Alors ils ne savent rien. Oh, ils ont tous une petite envie,
comme ça, de s'exprimer. Mais quand vous les mettez devant
une feuille de papier, devant un pinceau ou un instrument,
on voit surtout la débilité, l'insignifiance. Du jour où
l'on s'est mis à apprendre sans douleur, le latin sans
thème, le grec en dormant, on ne sait plus rien. C'est la
facilité qui tue tout. La facilité et la publicité. C'est
fini. Il n'y a plus rien. Il manque quelque chose :
l'effort.
L'art et la réalité.
Le
grand tort de la civilisation occidentale, c'est qu'on
ne transpose plus. Elle travaille dans " l'objectif ",
qui est tout le contraire de la création, vous comprenez
? L'avocat, l'acteur, l'homme politique sont faits pour
" l'objectif ", mais je crois que la vraie création,
c'est au-delà du réel, c'est ce qui est transposé. Il
n'y a que ça qui compte. Tout l'art oriental repose sur
ce principe absolu, tandis qu'en France il faut que la
bouteille figure bien sur la table. C'est le " théâtre
libre " finissant en combat de puces, l'esprit banquiste
(NDLR : bonimenteur, saltimbanque) de plus en plus près
du peuple ; c'est la fin, vous comprenez ?
De
la merde. C'est là le vice de notre civilisation et de
l'art en général. Même dans " l'objectif ", personne ne
peut plus faire ce que faisait Anatole France ni
Monsieur Bourget ! Moi, je ne suis rien du tout et
surtout je ne veux pas être l'objet de manifestations.
Du tout, du tout. Je les fous à la porte ! J'en vois
arriver : " Je viens vous voir pour... " Oui, à la porte
! Ils ne s'intéressent pas à ces choses, ils ne
comprennent rien. Des obsédés. C'est ça l'obscénité.
Montrer son cul, ce n'est rien. Mais ce côté de faire
des confessions... Moi, quand j'en fais, je me
barbouille de merde pour faire rigoler, mais c'est autre
chose. Mais l'objectivité, c'est affreux !
Pourtant,
Dieu sait si je ne suis pas oriental. Mais il n'y a pas
d'erreur parce que la vie est une saloperie abominable.
La vie dans la vie ! Alors, le réel, " l'objectif " : à
rayer ! Regardez la meilleure pièce de Molière,
certainement Le Misanthrope. Eh bien ! ce n'est pas "
réel " ni " objectif " ce qu'il raconte. C'est bien
autre chose, bien au-delà dans l'émotion.
Le bavardage et l'alcool.
Ce
qu'il faut : faire un effort. Mais ils ne veulent pas,
les cochons ! Ils ne veulent pas et puis, ils ne sont
pas en état. Ils aiment trop la vie, ils sont bien dans
la vie ! Vous comprenez, le jour où l'on a fermé les
monastères, on a fermé la patience,
on
a tout fermé. L'homme court après sa queue et son verre,
et c'est fini ! Ah, pour le confort de votre foyer, que
feriez-vous, madame ? Voilà, c'est tout. La radio, ça ne
s'adresse pas aux milliardaires, ça s'adresse à des gens
bien ordinaires. Et qu'est-ce qu'on entend ? " Ah ! Du
confort ? Ce serait tellement mieux du violet garanti
machin autour de votre pièce avec des ampoules Untel ".
Il n'est question que de ça. Je ne parle pas de
maladies, il n'y en a plus. La vie est éternelle, la vie
commence à 40 ans. Boniments ! J'ai pratiqué en
Amérique, je connais tout ça, je connais l'anglais
aussi. Nous avons hérité tout notre côté dégueulasse des
Anglo-Saxons. Avec leur politique d'optimisme. Et puis,
nous avons conservé les vices du chrétien. Nous sommes
des repus. Sauf évidemment la masse qui crève. Mais
enfin, ils boivent. Et nous sommes aussi le peuple le
plus alcoolique du monde. Alors... Ce qui tue aussi tous
les médecins d'ailleurs. Le bavardage et l'alcool.
Une seule loi : la loi biologique.
Avec les Noirs, les enfants ne sont pas blancs ! Ils ne
redeviendront jamais blancs... Si les jaunes avaient
envahi la France au lieu que ce soit les Boches, et bien
! vous auriez ici... Ce serait jaune. Là, vous ne les
voyez pas les enfants d'Allemands. Il y en a beaucoup
dans les rues, mais vous n'y voyait rien. C'est le sang
dominant qui compte. Alors on vient me dire, on va me
raconter : " Vous savez, l'avenir de la France, c'est un
fait que... " Merde, merde ! C'est un fond de teint, la
race blanche, vous comprenez ? Un fond de teint ! Pas
une couleur ! La couleur, elle est jaune ou noire ! Le
Blanc est un individu fragile. D'ailleurs, le rêve de la
religion catholique... bonne religion... le rêve du
pape, c'est d'avoir des évêques noirs et jaunes.
L'évêque de Brest, je viens d'apprendre ça récemment,
c'est un Noir. Ah ! Vous ne vous doutez de rien, mais ce
qui compte, c'est la loi biologique. Les autres lois,
c'est de la connerie, on les refait. Même les lois
physiques sont transitoires ; on découvre au bout du
siècle que ce n'était pas tout à fait ça. Tandis que,
nom de Dieu, il y a des milliers d'années et des
centaines de milliers qu'il faut 36°8 pas 37 ni 32 ! Et
puis, vous pissez tant d'urine par jour avec tant de
centigrammes et de degrés de ceci ou de cela, et pas
plus ou vous crevez ! Ça, ça
existe ! Les autres lois n'existent pas, c'est du
bavardage... "
(Bulletin célinien n° 152, mai 1995)
***
ENTRETIENS avec NICOLE DEBRIE
Vétéran du célinisme, Nicole Debrie (1928-2020) est
l'auteur d'une des premières monographies sur
Céline, préfacée par Marcel Aymé, excusez du
peu. Auteur d'une thèse de doctorat sur les
intuitions psychanalytiques chez Céline, elle
n'a pas cessé depuis un demi siècle
d'approfondir sa connaissance de l'œuvre,
n'hésitant pas à se colleter avec sa part
maudite.
Son essai sur l'enjeu esthétique des pamphlets, paru en 1997, demeure une
référence. Cette femme de tête, qui est aussi
une femme de cœur, a accepté de dialoguer
sereinement avec un célinien de la nouvelle
génération.
Quand et
comment avez-vous découvert Céline ?
Je
l'ai découvert à l'âge de 15 ans, très tôt,
parce qu'il faisait partie de la bibliothèque
d'amis médecins à Alger, et que je piochais dans
la bibliothèque. Je l'ai tout de suite beaucoup
aimé.
Quel est le
premier ouvrage que vous avez lu ?
Voyage au
bout de la nuit.
Mais j'aime beaucoup Guignol's band. Il y a
beaucoup de chansons dans ce roman.
Vous dites
l'avoir tout de suite beaucoup aimé. Quel
souvenir gardez-vous de cette première lecture
?.
J'avais l'impression qu'il me donnait à voir la vie.
La mort aussi. J'ai toujours été assez obsédée
par la mort. Les gens ne sont pas conscients de
la mort, sinon ils ne rigoleraient pas toute la
journée, hein ? Céline pensait tout le temps à
la mort. Il disait d'ailleurs qu'il fallait
faire une mort à crédit, c'est à dire justifier
sa mort par une œuvre, comme si on avait une
dette vis-à-vis de la mort, qu'il fallait la
remplir avant de mourir
Qu'est-ce
qui vous a poussé, dès 1961, à entreprendre la
rédaction d'une monographie sur cet auteur ?
J'avais
auparavant rédigé [NDLR : en 1960] un livre sur
Montherlant dont j'aime beaucoup le théâtre. Je
trouve qu'il a un très bon théâtre. Mon père
faisait toujours enrager ma mère en lui citant
des extraits des Jeunes filles. C'est par
esprit de contradiction que je me suis attaqué à
Montherlant. Après lui, je ne voyais pas
d'autres écrivains que Céline. Mais Montherlant
ne vaut pas Céline, c'est pas la même hauteur,
c'est pas aussi grand.
Vous ne
considérez donc pas Montherlant comme un
écrivain de la même importance que Céline ?
Non. Mais c'est un écrivain qui a fait du très beau théâtre, de la belle
tragédie. J'ai été le voir un dimanche matin, je
savais où il habitait, j'ai
frappé à sa porte.
Il sortait de sa salle de bain et m'a dit : "
Je ne suis pas habillé, revenez un autre jour
". Je suis revenue et je lui ai dit que je
désirais écrire un livre sur lui, surtout sur
son théâtre. Ça l'a intéressé car il trouvait
qu'on ne lisait pas assez son œuvre, qu'on était
toujours en train de déblatérer sur lui parce
qu'il avait été un peu collaborateur.
Quand je l'ai informé que je rédigeais également un livre sur Céline, il
m'a répondu qu'il n'était pas content, qu'il
n'aimait pas le populisme [sic]. Je lui ai dit
que ça n'avait rien à voir... D'ailleurs, il ne
l'avait pas lu, il m'a d'ailleurs avoué qu'il ne
l'avait pas lu. J'ai rétorqué que je n'étais pas
d'accord du tout. Voilà.
Vous
étiez déjà une femme de caractère !
C'est pas ça mais on a ses goûts.
Pourquoi
Céline, alors ?
J'ai fait
beaucoup de danse. A 20 ans, je suis passée à
travers une dalle en verre, je me suis coupé
tous les tendons, tous les extenseurs, donc fini
la danse. Mais j'aimais beaucoup la danse. Et
Céline, c'est de la danse, tout le temps. Même
dans sa prose. Par exemple, quand il écrit
l'arrivée de la nourriture à l'armée, on voit la
nourriture cahotante arriver, on la voit
marcher... Ou alors la cliente, dans Mort à
crédit, qui tourne, qui vire, qui soulève
tout ce qu'elle touche. Je pense d'ailleurs que
Céline est allé voir les Ballets russes. C'est à
peu près à cette période qu'ils étaient à Paris,
et il a dû être frappé par ça aussi. La danse,
oui.
Vous avez
dit que l'auteur de Voyage au bout de la nuit
est " un immense poète. " Quels sont la
vision et l'apport poétique de Céline ?
La vision.
Je
rappelle que vous êtes la première à avoir
souligné l'aspect poétique de l'œuvre de Céline.
Oui. On
s'attachait plutôt à ses polémiques... Céline
arrivait à parler de choses impalpables. Le
souvenir de Léon, qui monte progressivement dans
sa tête... Cette façon d'évoquer le souvenir qui
se matérialise peu à peu est extraordinaire.
J'ai été beaucoup frappée quand il parle des
gens qui travaillent la nuit, les étages de
silence et les personnes qui travaillent en
silence... Je regarde souvent par la fenêtre, et
j'observe les individus qui, la nuit, font les
bureaux... Tout ce monde inconnu que Céline
connaissait, dont il avait conscience... Il
avait conscience du monde du silence, de la
nuit.
Comment
cet ouvrage a-t-il été accueilli lors de sa
publication ?
Pas d'échos
particuliers. Juste un bon article dans
Minute, rédigé par un garçon qui est mort
d'un cancer. J'ai dû garder l'article, parce que
c'est rare. Je n'ai pas beaucoup d'articles.
Très peu... Je n'ai pas compris pourquoi je ne
pouvais pas être éditée en collection de poche.
Pour la vulgarisation, j'avais proposé à
Gallimard, mais ils m'ont envoyée sur les roses.
Il y avait un juif... Comment s'appelait-il ? Je
ne me rappelle plus. J'ai une lettre de lui, on
s'était engueulés.
C'est
d'autant plus étonnant que vous faites partie
des pionniers à avoir travaillé sur Céline...
Il y a le
Belge, aussi...
Il est vrai
que vous partagez avec Marc Hanrez le privilège
d'avoir rencontré Céline. C'est d'ailleurs pour
lui parler de votre travail que vous êtes allée
le voir à Meudon... Comment a-t-il réagi lorsque
vous lui avez annoncé votre intention d'analyser
l'aspect poétique de son œuvre ?
Il
était très content d'apprendre que je voulais
parler de sa poésie. Marcel Aymé m'avait donné
son adresse. Mais je n'avais pas l'adresse
exacte, et j'étais allée à la gendarmerie. Marie
Canavaggia m'avait dit de ne pas raconter à
Céline que c'était la gendarmerie qui m'avait
communiqué son adresse... J'ai été très bien
reçue, sauf par le perroquet qui s'est ramené
par terre, et tout à coup, tac ! Il a attrapé ma
botte !
Céline
vous a-t-il fait un commentaire particulier ?
Il m'a
demandé ce que je lisais, et si je lisais
Voltaire. Je ne sais pas pourquoi... J'ai dit
oui, parce que j'aime beaucoup Voltaire.
Dans un
deuxième ouvrage consacré au natif de
Courbevoie, Il était une fois... Céline,
vous avez écrit qu'il s'était employé à " faire
parler l'homme muet ". Quel sens donnez-vous à
cette formule ?
L'homme muet
est tout ce qu'on cache. A soi-même, et aux
autres. Céline s'est employé à dévoiler. Il a
d'ailleurs écrit dans Voyage au bout de la
nuit : " De nos jours, faire le " La
Bruyère " c'est pas commode. Tout l'inconscient
se débine devant vous dès qu'on approche. "
Dans
Quand la mort est en colère, vous
expliquez que l'étude des textes polémiques de
Céline, Bagatelles pour un massacre en
particulier, permet de mieux comprendre
l'esthétique de l'écrivain. Quel est l'enjeu
esthétique des pamphlets ?
Céline
attaque tout ce qui est idéologique. Pour lui,
la vérité, c'est l'émotion. Tandis que
l'idéologie, c'est vraiment le traquenard, c'est
ce qui limite et donne des œillères. On voit ça
en ce moment, on est servi avec les socialistes.
Ils vont nous faire prendre le rouge pour du
vert, hein ? Il n'y a rien à faire... Le
traquenard, c'est ça. Quand Céline rentre
d'URSS, il évoque, à la fin de Mea culpa,
" le nettoyage par l'idée ". L'idéologie, c'est
ce qui permet de guillotiner les gens, de les
fusiller...
Pouvez-vous
préciser votre pensée ?
La guerre...
Le commerce... On pourrait également évoquer la
laideur. Céline s'en prend à l'objet
publicitaire en disant qu'on peut en faire ce
qu'on veut. Il est vrai qu'il y a actuellement
une recherche incroyable dans la laideur. C'est
pas croyable ! Même dans la mode, c'est vilain,
très vilain... Bagatelles pour un massacre
est un manifeste esthétique contre les
idéologies, la laideur, écrit sous forme émotive
et poétique...
Cet
ouvrage a-t-il ouvert de nouvelles perspectives
de lecture des écrits polémiques de Céline ?
Je n'en sais
rien. Je n'ai pas eu d'échos...
N'avons-nous
pas en effet tendance à ne considérer que
l'aspect antisémite et raciste de Céline ?
Oh ! on
trouverait plein de choses dans Zola. Je fais un
parallèle avec Zola. Ce sont des critiques, des
gens intelligents et sensibles. j'ai eu un peu
de mal avec Zola qui était très mal vu par la
droite, vous savez... Léon Daudet l'appelait le
" Grand Fécal "... J'ai tout lu de Zola, tout.
C'est un grand écrivain, vraiment. L'hommage à
Zola est d'ailleurs la seule conférence que
Céline ait faite...
Les
pamphlets sont-ils de grands livres ?
Il y a dans
L'Ecole des cadavres un florilège
d'insultes extraordinaires. Si on veut
renouveler son vocabulaire, il n'y a qu'à lire
L'Ecole des cadavres, Bagatelles pour un
massacre et Les Beaux draps sont
également des grands livres.
Pourquoi
?
Ils sont
poétiques. Dans L'Ecole, on parle du "
petit chat mutin, lutin "... On voit aussi
les files de gens en Russie qui attendent pour
manger... Le vent sur la Neva, à la fin... Il y
a des belles choses dans les trois...
D'ailleurs, comme pamphlets, je ne sais pas si
vous avez vu, j'ai situé Semmelweis, mais
également Entretiens avec le Professeur Y
qui est une charge contre la littérature
contemporaine. " Qu'est-ce qu'il a fait ? Oh, il
a baisé sa grand-mère... " Enfin, je veux dire,
c'est une sacrée charge, et très comique en même
temps.
Ne vous
mettez pas en colère mais...
Non, non. Je me mets rarement en colère...
... que
symbolisaient les juifs pour l'auteur de
Bagatelles pour un massacre ?
Alors...
C'est une
question importante, Céline en a tout de même
beaucoup parlé...
Oui, il en a
parlé. Bon... Il y avait la concurrence avec sa
mère, la marchande de dentelles... Le petit
commerce... Le commerce, en tant que tel. C'est
très curieux car Céline... C'était tout de même
une espèce d'utopie... On ne peut pas supprimer
le commerce... Comme il voulait supprimer
l'argent aussi... Il disait : " Tant qu'il y
aura cent sous... "
Les juifs
représentaient donc le commerce aux yeux de
Céline ?
Oui. Les
banques...
Le
Capital ?
Oui,
sûrement... Les Américains... Céline disait
qu'ils étaient tous juifs, que c'était " une
nation de garagistes ivres, hurleurs, et bientôt
complètement juifs. " Remarquez, on est très
influencé par l'Amérique maintenant... Trop,
vous savez... Et pas dans le bon sens.
L'antisémitisme
de Céline était-il une composante d'un ensemble
plus vaste, à savoir le racisme ?
Il faut
dire, ils sont vilains. Les juives sont belles,
souvent, mais les juifs sont vilains. Ils ne
sont pas beaux... Céline les a décrits... Céline
avait un goût pour la perfection physique qu'il
admirait chez les jolies femmes. Quand il voyait
ces gens... Ils ne sont pas beaux, hein ? Ils
sont tordus...
Pourquoi
ne sont-ils pas beaux ?
Les
mariages consanguins, peut-être... Ou les
privations... Ce sont des gens qui ont tout de
même beaucoup souffert...
Ca
heurtait donc sa sensibilité ? Les juifs
n'étaient pas beaux...
Oui. Mais pas les juives.
Justement...
Comment analysez-vous le racisme de Céline ?
Peut-on le rapprocher de l'idéologie
nationale-socialiste ?
Le
racisme de Céline est spécifique mais il se
rapproche tout de même, par moments, de
l'idéologie nationale-socialiste.
Son
racisme se rapprochait donc de celui d'Hitler et
des idéologues de la race du national-socialisme
?
Oui. Je ne
sais pas, c'est peut-être lié à l'arrivée de
juifs venant d'URSS... Ils étaient pouilleux,
misérables... Céline a-t-il été influencé par ça
? Par cette arrivée massive d'immigrés ?... Il y
avait tout de même cette différence entre les
hommes et les femmes... Il aimait beaucoup les
juives, il a eu beaucoup d'amies juives...
Son
racisme serait donc lié à l'arrivée massive
d'immigrés juifs ?
Oui, oui...
Et
trouverait un écho dans celui prôné par
l'Allemagne nationale-socialiste ?
Ah oui,
oui...
Pensez-vous
qu'il avait une vision raciste du monde ?
Oui. Il a
d'ailleurs écrit dans Rigodon que le
blanc, c'est " un fond de teint ". Et que c'est
le Noir qui allait gagner. Il a plus de
résistance que les autres...
Revenons
à votre personne... Après avoir écrit trois
ouvrages consacrés à votre auteur de
prédilection, que pensez-vous avoir apporté à
l'exégèse célinienne ?
J'ai un peu
décrassé Céline... Je l'ai un peu décrassé de ce
qu'on projetait sur lui... On ne voyait en lui
qu'un excité, un fou... Faut dire qu'il a passé
bien des épreuves et qu'il était quand même très
vulnérable. J'ai nuancé le portrait qu'on
pouvait faire de lui à une certaine époque, en
mettant avant d'autres aspects, occultés
ceux-là, de son œuvre et de sa vie.
Comment
êtes-vous considérée par vos pairs, les
céliniens ?
Je n'ai pas
de contacts avec eux, sauf avec Eric Mazet qui
est un copain. Ayant appris que je travaillais à
un ouvrage sur Céline, il était venu me voir, il
y a longtemps... Mais sinon...
Vous ne
savez donc pas ce que les céliniens pensent de
vous ?
Comme je ne
les ai pas tellement soignés... Godard, par
exemple, que j'ai marqué au fer rouge. Céline
avait écrit, en parlant des ivrognes, " ceux
qui sont chlass en badine ". Dans
Poétique de Céline, Godard avait traduit
cette expression par " raide comme une badine
". Alors que ça voulait dire qu'ils
bafouillaient, qu'ils ne pouvaient plus badiner,
parler... Une badine, ça n'est pas raide. Il y a
aussi des erreurs d'interprétation d'écriture
dans Rigodon, mais ça, c'est Gibault.
Il est
vrai que vous avez été très critique envers les
autres spécialistes de Céline... Vous avez
commencé à en parler mais quelles sont les
erreurs d'interprétation de l'œuvre que vous
leur reprochez ? On peut notamment évoquer
Philippe Alméras avec qui vous n'avez pas été
tendre...
Il ne
voit que l'antisémitisme... Il y a d'ailleurs
encore beaucoup de monde qui ne voit que
l'antisémitisme chez Céline. Ça fait un écran...
Et comme maintenant, c'est le pire péché, qu'il
n'y en a plus qu'un... On peut faire ce qu'on
veut, tuer sa grand-mère par exemple, mais il ne
faut pas être antisémite ! C'est la dernière des
choses à être, c'est vraiment le crime suprême !
Ils ne mettent d'ailleurs pas suffisamment
Céline en librairie, pour trouver Voyage,
c'est difficile. Les autres livres aussi...
Guignol's band est superbe, il y a des
choses magnifiques dans ce livre...
Qui
appréciez-vous parmi les céliniens ?
Je ne les
connais pas. Il y avait l'Anglais que j'aimais
bien... Comment s'appelle-t-il ? [NDLR : Michael
Donley]. Mais sinon, je ne les connais pas. Ça
m'énerve.
Pour
quelles raisons ?
Peut-être
parce que je suis intolérante... Si on n'a pas
mon optique, ça ne me plaît pas...
Il y a
des chapelles, et chacun défend son Céline, ce
qui ne fait pas toujours avancer les
recherches...
Non, c'est
vrai... Et l'autre, celui qui avait une
librairie, comment s'appelle-t-il ?
Emile
Brami ?
Oui.
Qu'est-ce qu'il fabrique, lui ?
Il a
écrit deux ouvrages sur Céline.
Oui, c'est
ça. Je ne les ai pas lus...
Il est
également le trésorier de la SEC.
Oui, il a
récemment remplacé Mazet...
Il a
toujours une librairie, en partie consacrée à
Céline.
Il avait dit
de mon ouvrage, Quand la mort est en colère,
que c'était papier collé... Je ne sais pas ce
qu'il a voulu dire.
Moi non
plus.
Mais il
n'aime pas Céline...
Il aime
l'œuvre de Céline. L'ouvrage qu'il emmènerait
sur la fameuse île déserte est Mort à crédit.
Il travaille par ailleurs activement sur cet
auteur. Disons qu'il n'aime pas Céline de la
même façon que vous...
Oui, oui...
Vous
évoquiez tout à l'heure Guignol's band
mais lorsqu'on vous lit, on a l'impression que,
comme beaucoup d'amateurs de Céline, vous ne
mettez pas sur le même plan les deux premiers
romans et les suivants. Considérez-vous qu'ils
ne sont pas d'une valeur égale ?
Dans une
interview, Céline dit à un moment donné qu'il ne
peut pas expliquer ce qu'il a écrit mais qu'il
va jusqu'à la grotte, qu'il dit " Ho ! " et que
ça lui répond. Voyage au bout de la nuit
et Mort à crédit ont en quelque sorte été
dictés. De la même façon qu'on écrit un poème,
c'est dicté. Tandis que les autres font appel à
des récits, des souvenirs qu'on peut localiser.
Dans Guignol's band, Céline parle des
petites filles qui font la ronde sur les
quais... C'est pas dicté, ça. C'est écrit mais
ce n'est pas dicté. " Dicté " veut dire que
c'est vraiment l'inspiration, tac ! le mystère
de la création.
Les autres sont faits de souvenirs et ne donnent pas l'impression de
quelque chose venu d'une inspiration. Ce n'est
pas une question d'authenticité... Ces deux
livres sont sortis des profondeurs, et pour
sortir ça de lui-même, Céline a dû travailler.
Tandis que les autres sont un travail de
mémoire. C'est moins profond, ça vient moins de
lui-même...
Les
autres œuvres vous touchent donc un peu
moins...
Oui... Mais
je les aime tout de même beaucoup. Enfin, c'est
pas pareil. Il aurait voulu être musicien,
Céline. La musique a un pouvoir que n'ont pas
les mots. Il le montre d'ailleurs dès le début
de Voyage, Bardamu est embarqué par la
musique qui passe, hein ? C'est d'ailleurs pour
ça que Céline triture les mots jusqu'à se les
approprier. Et l'ordre des mots, pour en faire
des notes, pour sa musique à lui.
D'après
vous, en quoi consistait le génie de Céline ?
Il était
doué d'une énorme compassion, ce qui lui
permettait de ressentir ce que ressentaient les
autres. Ce qui rend son œuvre émotive et
lyrique.
Pour qui
écrivait-il ?
Je ne sais
pas si Céline écrivait pour quelqu'un...
Peut-être écrivait-il pour l'objet en soi...
Quel
était son idéal ?
Il avait un
idéal de bonne sœur ! Jusqu'à la fin de sa vie,
des gens allaient se faire soigner gratuitement
chez lui. Dès qu'il y avait une bonne femme qui
traînait, il la mettait dans son... chez lui...
Elles avaient pas où coucher ? Allez hop ! Oui,
un idéal de bonne sœur.
C'était
quelqu'un de charitable ?
Charitable,
oui... Il aimait secourir les gens, c'était
quelqu'un altruiste.
Vous
m'avez dit précédemment qu'on avait du mal à
trouver Voyage au bout de la nuit...
C'est pas
qu'on a du mal mais c'est jamais exposé. Ils ont
une mentalité spéciale en ce moment. C'est pas
contre Céline mais ils ont tout simplement une
mentalité de journaliste. Il faut que ce soit
nouveau ! Même si c'est mauvais. C'est pas parce
que c'est nouveau que c'est bien, hein ?
J'ai tout
de même le sentiment, et c'est partagé par
beaucoup de monde, que Voyage est devenu
un classique. Jean Guenot a par ailleurs
qualifié Céline d' " écrivain arrivé "...
Je ne
le crois pas. Si Céline était arrivé, il serait
au Panthéon !
Vous
lisez Céline depuis maintenant de très longues
années mais le lisez-vous aujourd'hui de la même
façon qu'hier ?
Non.
Je lis des passages. Mon impression est toujours
vive mais je ne le lis plus de façon continue.
Quels
sont les autres écrivains que vous appréciez ?
J'aime
beaucoup Marcel Aymé. Il est méconnu... Et
Chateaubriand. Sinon, je ne vois pas.
Vous avez
pourtant beaucoup lu...
Oui, mais je
ne trouve plus tellement de choses à lire. Parmi
les poètes, il y a Saint-John Perse. Mais il n'y
a plus de poètes. Je n'en ai pas trouvé. La
mécanique est passée !
Dernière
question, Madame Debrie. Que diriez-vous à
Céline si vous aviez la possibilité de le revoir
?
Je lui
demanderais un nouveau pamphlet. Sur l'époque...
Qu'est-ce
qui vous déplaît dans notre époque ?
Le
conformisme. La laideur. C'est vilain... La
peinture est atroce. Vous avez vu, la peinture
prétendument contemporaine ? Un pamphlet qui
serait un manifeste esthétique. Maintenant, tout
est économique. C'est l'économie. Alors il faut
remplacer l'économique par l'esthétique. C'est
fou, hein ? L'économique, ça leur fait faire des
conneries aux gens... Ils passent à côté de
l'essentiel.
Avez-vous
d'autres choses à ajouter ?
Je voudrais
insister sur un aspect de Céline que l'on n'a
pas assez mis en valeur : son réalisme
fantastique. Pour éclairer l'association de ces
termes contradictoires, je renvoie à la peinture
de Hyéronimus Bosch que Céline admirait
beaucoup. Comme lui, Céline se sert du réel mais
en fait un usage fantastique. Les dames peintes
par Jérôme Bosch sont bien des dames, mais elles
chevauchent des poissons par exemple. Les
amoureux sont dans leur bulle de bonheur au sens
réel du terme. Ainsi Céline, décrivant les
prostituées dans Voyage, résume son idée
: " Ce sont des esprits d'insectes dans des
bottines à boutons ". Ainsi Céline, dans
Bagatelles, voulant décrire l'universelle
puissance du banquier, présente Yubelblat
parcourant les continents. Ainsi Céline, voulant
montrer la cupidité de l'usurier de Guignol's
band, le représente pendu par les pieds et
refusant de régurgiter son or. C'est donc le
réalisme qui sert d'appât au lecteur et lui fait
" gober " allègrement tout ce qui l'accompagne.
Propos recueillis par Emeric CIAN-GRANGE.
(BC
n° 368, novembre 2014, p. 17).
***
ENTRETIENS avec Bruno DE CESSOLE.
Bruno
DE CESSOLE a été notamment journaliste au Figaro,
à L'Express et au Point, et critique
littéraire des Lettres françaises et des
Nouvelles Littéraires. Il a dirigé La Revue des
Deux Mondes. Il est rédacteur en chef du service
culture de Valeurs actuelles et collabore au
journal Service littéraire.
Son roman L'Heure de la fermeture dans les jardins d'Occident a
obtenu le prix des Deux Magots en 2009.
-
Par quel cheminement êtes-vous arrivé jusqu'à Céline ?
Par
paliers successifs : entre onze et seize ans , j'ai
commencé mes lectures initiatiques, d'abord Tolstoï,
Guerre et Paix, puis Balzac, Les Illusions perdues,
puis une bonne partie du massif balzacien, puis
Montaigne, me semble-t-il. Je ne me souviens pas comment
je suis passé de ces lectures " classiques " au
Voyage au bout de la nuit, qui n'était ni étudié ni
recommandé au lycée.
Je ne crois pas qu'on m'ait conseillé de le lire, peut-être avais-je été
frappé par un commentaire critique, mais de qui ? Il se
peut que ce soit Gaëtan Picon, dans son Panorama de
la nouvelle littérature française, mais je n'en suis
pas certain. Je garde seulement en mémoire l'édition "
Blanche " de Gallimard que j'avais achetée et que je
possède toujours, avec ses pages cornées, ses passages
soulignés ou annotés au crayon.
Je suis entré dans le livre comme dans un pays étranger
où l'on pénètre en clandestin, et sans connaître la
langue. Par rapport aux romanciers précités, Céline
représentait une rupture complète. L'époque évoquée, les
personnages, le style, le lyrisme, la vision du monde,
tout était différent de ce que j'avais lu jusqu'alors,
et ce fut un choc mémorable...
-
Vous aviez dix-sept ans et vous racontez dans
Le
Défilé des réfractaires que la lecture de Voyage
au bout de la nuit fut un " dépucelage bien plus
mémorable que l'autre "...
Il est vrai, et j'en demande
pardon au sexe prétendu faible, envers qui je suis
redevable de bien des découvertes et des plaisirs, mais
l'entrée dans l'univers du Voyage fut pour moi une révélation
plus bouleversante que celle du mystère de la femme,
dont je garde un moins vivace souvenir. Comment
expliquer cette sensation unique, sinon par des
métaphores approximatives ? L'impression d'un voile
opaque qui se déchire, une lumière comme un laser
trouant les ténèbres, l'éclairage brutal de ce qu'est la
réalité de la vie, ses saloperies et ses épiphanies...
Le dévoilement abrupt que l'humanité est animalité, que
l'homme est mauvais dans son essence, mais aussi, par
delà la tristesse sourde qui suinte du livre, ces
moments de grâce éblouissantes, de désespoir,
d'érotisme, de comique à pleurer...
Et
puis, le vertige du nihilisme qui balaie toutes les
illusions idéalistes, les crétineries idéologiques, les
fades promesses de tous les arrière-mondes. D'un coup
tous les autres livres à venir dévalués, annihilés. En
ce sens, rien de plus juste que le jugement de Céline
sur le Voyage, dans sa lettre à Gallimard : " Une
symphonie littéraire, émotive, plutôt qu'un véritable
roman [...] Et du pain pour un siècle entier de
littérature. " La modestie n'était pas le fort de
Céline, mais qu'est-ce qu'une valeur qui n'a pas
conscience de soi ?
-
Le choc fut tel, racontez-vous, que vous avez mis du
temps avant de lire les autres livres de Céline... La
peur d'être déçu ? Placez-vous toujours Le Voyage
en tête de votre panthéon célinien ?
Par peur de la déception, de ne pas y retrouver la même
inoubliable musique, je n'ai pas voulu ouvrir Mort à
crédit, seul roman de Céline que je n'ai jamais lu,
et j'ai retardé de quelques années le moment de
découvrir le reste de l'œuvre.
Ce n'est que vers la trentaine, que j'ai abordé l'autre
massif de l'œuvre : la
trilogie allemande, D'un château l'autre, Nord,
Rigodon. Et puis ce furent Casse-pipe, Guignol's
band, Féerie pour une autre fois, les irrésistibles
Entretiens avec le professeur Y, la
correspondance enfin. Pourtant, ce ne fut pas le même
éblouissement initiatique du Voyage, qui demeure
une lecture primordiale, sinon séminale.
Dans son très personnel et émouvant Testament de Céline, le
sociologue Paul Yonnet raconte comment la lecture du Voyage le fit naître à lui-même, comment elle
bouleversa et engagea sa vie. Après, dit-il, il n'y
avait à ses yeux plus rien à lire et plus rien à écrire.
Plus rien à faire non plus, sinon à survivre avec "
cette richesse désespérante " qu'il lui avait transmise,
mais qui avait ôté toute finalité à sa vie. Je ne
saurais faire le même aveu, mais il est vrai que peu de
livres ont laissé en moi un tel sillage.
-
Quels sont les écrivains qui ont exercé sur vous la même
fascination ?
Je ne dirai pas la même, car le retentissement d'un
livre sur un lecteur est unique, incomparable. Je dirai
que j'ai été, différemment fasciné, par d'autres livres.
Dans la littérature française, les Mémoires
d'outre-tombe de Chateaubriand, Le Désespéré
de Léon Bloy, dans le sillon duquel s'inscrit en partie,
le lyrisme, le populisme, et le génie de l'invective
célinienne, la trilogie de l'Homme libre de
Barrès, la Recherche du temps perdu de Proust,
bien sûr, Monsieur Ouine de Bernanos, La
Semaine sainte d'Aragon, la Vie mode d'emploi de Pérec...
Parmi les lectures étrangères, La Montagne magique de Thomas Mann, La Mort de Virgile
d'Hermann Broch, Au-dessus
du volcan de Malcolm Lowry, La Crucifixion en
rose d'Henry Miller, Le Maître et Marguerite de Boulgakov,
Le Quatuor d'Alexandrie de Durrell, Sanctuaire de Faulkner... Chacune de ces
œuvres m'a enrichi et
marqué, mais pas autant que le Voyage, découvert
à l'adolescence.
-
En quoi Céline a-t-il révolutionné la littérature ?
Lui-même
a vendu la mèche dans les Entretiens avec le
professeur Y où il déclare : " Je suis qu'un petit
inventeur, monsieur !... un petit truc ! [...] l'émotion
dans le langage écrit !... Le langage écrit était à sec,
c'est moi qui ai redonné l'émotion au langage écrit !...
c'est pas qu'un petit turbin je vous jure !... retrouver
l'émotion du " parlé " à travers l'écrit ! C'est pas
rien... c'est infime, mais c'est quelque chose ! "
Il ne s'agit pas bien sûr, de la transposition du langage parlé,
populaire, dans la littérature - Céline n'est pas le
Jehan-Rictus du XXe siècle -, mais d'une alchimie
complexe, d'un travail obsessionnel sur la langue,
infiniment repris et remanié, avec un souci maniaque du
rythme et de la musique de la phrase, de la métaphore la
plus parlante, de l'onomatopée la plus suggestive.
Céline n'est pas à la littérature ce que Bruant fut à la chanson, c'est
le plus grand jazzman de la littérature française. Et un
rénovateur génial de la tradition précieuse, comme le
fut aussi Jean Genet, encore que celui-ci a vieilli.
Montherlant, qui n'aimait ni l'homme ni l'œuvre,
a écrit que la langue de Céline lui apparaissait comme
le comble de l'artifice. C'est exact, mais il n'a pas
voulu voir que l'émotion qui la sous-tend n'est pas
feinte, elle, à rebours de ses propres postures cambrées
et du mensonge sur ses préférences
sexuelles.
Cela étant, on ne peut réduire la révolution célinienne
à cette mirobolante invention de l'émotion transfusée
dans le langage écrit, pas plus qu'aux trois points de
suspension, dont on trouve trace, avant lui, chez
quelques écrivains fin-de-siècle. Avec Féerie pour
une autre fois, par exemple, le lecteur, chahuté,
ensorcelé, est contraint d'admettre que le rêve insensé
de Flaubert, " un roman sans sujet, ou presque ", qui
tiendrait par la seule force du style, s'est réalisé.
Cette révolution littéraire, dont il fut le fourrier
iconoclaste, fait bien de Céline, avec Proust, l'un des
phares littéraires du XXe siècle, et le dynamiteur des
conventions sur lesquelles la littérature française
s'est construite.
Enfin, si Céline a chamboulé celle-ci, ce n'est pas seulement dans sa
forme, mais dans sa raison d'être, en exprimant ce que
Bardèche a nommé, dans une lumineuse formule, "
l'interdit, l'innommable, le secret tragique de la bête
humaine ", et ce " avec des mots proscrits ".
J'ajouterai, cependant, que Céline, comme tous les
grands écrivains, est un " gentleman-fermeur " : la
porte qu'il a ouverte se referme après lui. De sorte
qu'il ne peut exister ni héritage ni postérité de
Céline. Et que tous ceux qui se réclament de lui se
condamnent à n'être que des plagiaires, tandis que leurs
livres ne sauraient être que des parodies, plus ou moins
réussies.
-
Séparez-vous l'homme de l'œuvre,
le romancier du pamphlétaire ?
En ce qui concerne le Voyage, Céline ne
s'identifie pas plus à Bardamu que Flaubert à Madame
Bovary. Aventurier mythomane, partagé entre la fiction
d'origines aristocratiques et la revendication de son
appartenance au peuple, égoïste en amour, retors en
affaires, autodidacte génial, " accablé d'orgueil " et
humilié par ses contemporains, volontiers provocateur,
mais peu courageux, persécuteur se sentant très tôt
persécuté, convaincu de détenir l'atroce vérité et,
partant, persuadé qu'on voulait sa mort, Céline s'est
inventé une biographie symbolique justifiant ses écarts
et ses délires.
De Maurice Bardèche à Philippe Alméras, ses biographes ont tracé de lui
le portrait d'un individu hâbleur, menteur, cynique,
arrogant, bavard, d'abord tonitruant ensuite geignard, comédien et mythomane, râleur
et mufle, bref Céline ou le prototype du parfait salaud.
Irresponsable de surcroît, car " qu'est-ce qu'un
écrivain qui n'accepte pas la responsabilité de ce qu'il
a écrit quand ce qu'il a écrit a été mortel aux autres ?
" souligne Bardèche, qui, il est vrai, réglait avec
Céline les comptes de Brasillach.
Au fil de ses tribulations Céline a superposé à la
première image qu'il se faisait de lui-même - le
cuirassier Destouches, volontaire pour toutes les
missions dangereuses, héroïque, naïf et intransigeant -
l'image fantasmatique d'un résistant à l'autre guerre,
déporté en Prusse, martyr au Danemark, puis l'image d'un
vaincu, d'une épave ballottée par les tempêtes de
l'histoire, d'un Christ aux outrages ne croyant plus en
rien si ce n'est, ô dérision, au prix Nobel de
littérature et à la collection de La Pléiade.
S'agissant du pamphlétaire, je n'ai pas lu tous ses pamphlets, et j'ai dû
me contenter, pour certains, d'extraits et non du texte
complet, de sorte que je ne puis porter un jugement
autorisé. Mais, là encore, le romancier ne se confond
pas avec le pamphlétaire. Pour ce que j'en ai lu, il me
semble que les pamphlets céliniens, suite de coups de
sang, monologue obsessionnel d'un maniaque, colère d'un
homme de la rue, ne relèvent ni de la démonstration
rationnelle, ni de la réflexion politique, mais de l'incantation
panique.
Une Cassandre hystérique prophétise la fin du monde, la
décadence universelle et lance un anathème général
contre tout ce qui n'est pas Céline. Par le mot " juif
", Céline ne désigne pas, du reste, un groupe ethnique
ou religieux (Racine, Montaigne, Stendhal et Cézanne
sont ainsi vitupérés). Comme le souligne Dominique de
Roux, " le mot, à ses yeux, tient du magique. Il y loge
toute sa peur " et le brandit comme une amulette afin
d'exorciser le mal présent et à venir.
-
Vous écrivez à propos des pamphlets : " A se demander
comment on a pu le prendre au sérieux. " Pourtant, même
cinquante ans après sa mort, ces pamphlets, bien que non
réédités, sont pris au sérieux , même par ceux qui ne
les ont jamais lus et pèsent encore très lourdement...
Malgré son génie, Céline reste un paria...
Sans doute sont-ils pris au sérieux, précisément parce
qu'ils n'ont pas été lus... Les Allemands, à ce que
m'avait raconté Jünger, qui gardait un souvenir dégoûté
d'une rencontre avec ce pithécanthrope éructant et
crasseux, rebaptisé Merline dans son Journal de
guerre, n'ont jamais pris Céline en considération, ils
se méfiaient de lui et se sont bien gardés de l'enrôler
dans leur " croisade " antisémite et raciste. Pas
fiable, pas scientifique, pas " korrekt " l'individu qui
avec son copain de la Butte, le peintre Gen Paul, se
foutait publiquement de la gueule du " bien-aimé "
Führer et ricanait de la " connerie aryenne ".
Céline n'est pas comparable à Vacher de Lapouge, Houston Stewart
Chamberlain ou Rosenberg, qui prétendaient justifier
leurs théories par la science. Son racisme, son
antisémitisme relèvent à la fois des hallucinations d'un
hygiéniste compulsif et des hantises d'un pacifiste
hystérique. Curieusement, c'est pour ses pamphlets que
Céline se fit étiqueter d'extrême droite, alors que ses
propositions pour guérir le corps social annoncent le
programme d'un socialisme à la française - le célèbre "
communisme Labiche " - et dénoncent un homme de gauche
déçu, utopique, anticapitaliste, pacifiste, écologiste
avant la lettre...
Qu'ils soient toujours le plus accablant témoignage à charge contre
Céline, resté paria emblématique, tient en partie au
fait qu'ils restent clandestins, et donc entourés d'une
aura sulfureuse, maléfique, qui attire les esprits
dérangés ou pervers comme un cadavre pourrissant attire
les mouches.
-
Que pensez-vous de la polémique autour de la "
célébration nationale " et de la volte-face du
gouvernement ?
Cette " affaire Céline ", à la fois pathétique et
risible, témoigne de l'imbécilité congénitale de la
bureaucratie et de la lâcheté infinie de la classe
politique française. Le livret des " célébrations
nationales " - qui aurait gagné à s'intituler "
commémorations ", ce qui désamorçait toute velléité de
polémique - est préparé très en amont, il est donc
invraisemblable que l'anniversaire de Céline soit passé
inaperçu des plus hautes autorités du ministère de la
Culture et de la Communication. De deux choses l'une :
ou bien les fonctionnaires préposés ont fait preuve
d'incompétence en sous-estimant l'impact que susciterait
cette commémoration sulfureuse, ou bien ils témoignent
d'une inculture crasse, voire d'une stupidité à front de
taureau. Quant à la volte-face du ministre, elle n'est,
hélas, pas surprenante. On peut juger légitime la
réclamation dont Serge Klarsfeld s'est fait le
porte-voix, mais la capitulation honteuse de Frédéric
Mitterrand ouvre la voix aux revendications
communautaires de toutes obédiences.
A l'avenir, aucune " célébration nationale " ne sera à
l'abri de semblables démarches et l' " affaire Céline "
aura valeur de jurisprudence. Autant, dès lors,
appliquer le " principe de précaution " dont notre
bureaucratie use et abuse à tout propos, et mettre fin à
ce rite commémoratif, par trop symbolique d'un pays qui,
impuissant à se projeter dans l'avenir, trouve une
compensation dérisoire à célébrer les fastes du passé.
-
Diriez-vous qu'il y a chez Céline une forme
d'autodestruction, d'instinct de mort, de paranoïa, plus
que des convictions politiques, qui le poussent à
franchir toutes sortes de limites ?
Assurément. Le fascisme de Céline c'est, au fond, un
instinct de mort, un " éros du désastre " qui semble
l'avoir précipité dans un camp qui, déjà, le jugeait
suspect, indésirable et compromettant. Comment ne pas
sentir dans les écrits céliniens une indéniable
jouissance à désespérer et choquer à la fois Londres et
Berlin? On sait le peu de cas que Céline faisait des
idées : " J'ai pas d'idées moi ! Aucune et je ne trouve
rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant
que les idées ! Tous les impuissants regorgent d'idées !
"
Du bloc d'émotions et de visions apocalyptiques que représentent les
pamphlets, on ne peut déduire une politique cohérente,
pas même un corpus ordonné de convictions. Au tréfonds
de lui-même, Céline espère la catastrophe qu'il fait
mine de vouloir conjurer dans ses textes. Une phrase du Voyage, qui m'a longtemps hanté, résume cette
attirance pour la transgression et le pire : " C'est
peut-être ça qu'on cherche à travers la vie : le plus
grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de
mourir. "
-
Céline, un homme seul, un vaincu qui a transmuté ses
échecs ?
Oui, plus qu'un fou et qu'un traître, un homme seul,
misanthrope et maudit, Cassandre de l'Apocalypse,
comédien et sincère, qui est allé jusqu'au bout de ses
délires et de sa déréliction, avec, sans doute,
l'intuition que les défaites, les échecs, les malheurs,
sont le creuset dans lequel un écrivain transmue le
deuil de ses illusions en victoires littéraires. Et
cela, c'est, à mes yeux, l'essence même de la
littérature.
-
Finalement, Céline, ses écrits, ses colères, sa fureur,
n'est-t-il pas à la fois le miroir de nous-mêmes, de la
noirceur de l'homme, du Mal, et le miroir du XXe siècle
qui fut un siècle meurtrier ?
Céline, c'est un révélateur chimique. Il met à jour les
secrets de famille honteux de la société, tout le
refoulé d'une époque déchirée par des contradictions et
des hantises qui reflètent celles d'un siècle de fer et
de sang. Ce blasphémateur absolu qui répétait après
Renan que le " pire est toujours certain ", il était
juste qu'il incarnât, aux yeux des éternels pharisiens,
le bouc-émissaire idéal. Comme son ami Le Vigan, se
prenant pour la réincarnation du Crucifié, il n'est pas
sûr que Céline n'ait pas désiré cette montée au calvaire
jalonnée par les crachats de la meute.
Dans son éblouissant essai, La Mort de L.-F. Céline, Dominique de
Roux écrivait : " Céline est ce larron de l'Evangile,
maigre et rompu, coupable certes, comme la taupe qui
éventre le gazon. Ce fut lui le juif, une fois entendu
qu'il porterait les fautes de la multitude, qu'il
fixerait sur lui la haine de son époque. "
C'est l'impérissable et ambiguë grandeur de Céline que
d'assumer encore l'horreur d'un siècle, la culpabilité
de toute une société et d'avoir été, comme ne peut
s'empêcher de l'inscrire à son crédit, l'un des plus
représentatifs de ses contempteurs, Bernard-Henri Levy,
" ce même paladin d'ordure ou, parfois, de vérité "
qu'on lapide après qu'il a joué son rôle, impur, mais
nécessaire.
Si Céline croupit toujours dans les derniers bolges de l'Enfer, c'est
moins pour ses errements politiques et ses fantasmes
racistes que son langage métissé, libertaire,
subvertissait en sous-main, que pour avoir été la bouche
d'ombre sacrilège qui osa dire, à contretemps, la
férocité naturelle de l'homme, le mensonge fondamental
de la société, la novice illusion du bonheur, la
stupide chimère de l'espoir et " le vide du ciel où rien
ne luit ".
Voilà ce que nos contemporains hypocrites et vertueux, obstinés dans leur
dénégation de la réalité, acharnés à nier le travail du
négatif, ne lui pardonnent pas, ne lui pardonneront
jamais.
(Entretien inédit, in Joseph Vebret, Céline l'Infréquentable, Jean
Picollec, mai 2011, p. 75).
***
ENTRETIEN AVEC COLETTE DESTOUCHES
En mai dernier, Colette Destouches, fille unique
de Céline, nous faisait l'honneur d'assister à
notre Journée Céline, à Paris. C'est
toujours avec beaucoup d'émotion qu'elle évoque
son père. Nous reprenons ici l'entretien qu'elle
a accordé à Paris-Match l'année passée.
Quel premier souvenir
gardez-vous de votre père ?
J'avais un peu plus de 3
ans. A Rennes, où nous habitions, je m'étais
faufilée dans le placard de ma mère et m'étais
habillée de ses robes du soir. J'avais tout
déchiré. Quand mon père est rentré, il m'a dit :
" Tu n'as jamais eu de fessée. Eh bien, tu vas
l'avoir ! " Et je l'ai eue. Une fessée
exceptionnelle.
A peu près à la même époque, j'ai éprouvé un véritable émerveillement
quand mon père a écrit pour moi son premier
livre, " Le petit Mouck ".(1)
C'est le début de sa vocation d'écrivain. Ma
mère, qui avait fait les Beaux-Arts et était
très douée, illustrait le conte. J'ai le
souvenir d'un père très tendre, dont je ne
comblais sûrement pas les attentes. J'avais du
mal à l'atteindre. Ce sentiment s'est dissipé
quand j'ai eu 17 ans. Un autre souvenir...
J'avais environ 5 ou 6 ans au moment du divorce
de mes parents. J'ai entendu : " Tout cela,
c'est fini, c'est terminé. " J'ai demandé à ma
grand-mère : " Qu'est-ce qui est terminé ? "
Elle m'a répondu : " Le mariage de tes parents,
mon petit chou. "
C'était en fait la
séparation d'avec un fantôme, un père
vagabond...
Mon père venait en train depuis Paris. Souvent avec Elizabeth Craig, la
deuxième femme de sa vie. J'avais beaucoup
d'affection pour elle. Ils descendaient à
l'hôtel et lui venait me voir. Il rencontrait
aussi ma mère.
Vos parents n'étaient
pas brouillés après leur divorce ?
Absolument pas. Leur
séparation était un divorce " arrangé ", comme
on parle des mariages " arrangés ". Mon père
était toujours ailleurs. La fin de ses études de
médecine à Paris, puis les missions pour la
S.D.N. (la Société des Nations) l'éloignaient
sans cesse. Le grand-père Follet a dit : " On va
arranger ça ". Pour cet anticlérical, le divorce
n'était pas une tare. Connaissant tout le monde
au palais de justice, il a tout réglé. Mon père
n'était pas là. Il est rentré, comme d'habitude,
le sourire aux lèvres. " Oui, j'étais au
Cameroun... C'était très bien... Ils sont très
noirs... " On ne tirait rien de plus de lui !
Grand-père lui dit : " Edith a divorcé. "
- Impossible, je n'étais pas là.
- Si, si, je me suis occupé de tout. Tu ne vas
pas te fâcher pour ça : c'est fait. "
Mon père m'a dit par la suite qu'il avait très mal pris la chose.
Edith et Louis, vos
parents, ont donc divorcé malgré eux ?
A peu près. Ils s'entendaient très bien, et cela allait durer jusqu'à la
fin de leurs vies. Après le retour de mon père
du Danemark, en 1950, ma mère qui ne savait pas
où il était, me téléphone pour me dire : " Je
n'y comprends rien, chaque main je reçois un
bouquet de roses. J'ai normalement passé l'âge
de ce genre de choses. " Puis, un jour, mon père
est arrivé chez elle. Les roses, c'était lui.
Comme deux petits vieux, ils se sont pris les
mains : ils s'étaient retrouvés.
Après le divorce,
vous avez donc continué à voir votre père ?
Enfant, je le voyais même à Genève, où il travaillait pour la S.D.N. Il
était très pris et Elizabeth avait sa danse.
J'étais si seule que, dans le parc de la Société
des Nations, je passais le temps en faisant des
robes en feuilles mortes pour des fées. Obsédé
par l'hygiène, mon père exigeait que je reste
dehors le plus possible, " au bon air ".
Après, il a commencé la médecine générale à Choisy
(2)
puis il a choisi de travailler en dispensaire.
C'était plus " facile ", disait-il, et " ça le
prenait moins ". Il avait surtout en tête
d'écrire. Dès 1930, il était totalement absorbé
par son premier roman Voyage au bout de la
nuit. C'était un autre homme. Quand
j'arrivais chez lui pour y passer une semaine,
il m'accueillait avec un grand sourire, mais je
savais qu'il était soulagé de me voir partir. Il
n'avait la tête qu'à son écriture.
N'a-t-il pas été un
bon grand-père pour vos propres enfants ?
Après son jugement, quand
il est rentré en France, il était hébergé par
les Marteau, boulevard Maillot, à Neuilly
(3).
Quand je suis arrivée là, dans le grand hall
décoré par des fresques inspirées du Voyage,
j'ai rencontré une ombre : mon père. Je lui ai
dit un peu plus tard : " Tu as des
petits-enfants. Cela peut te consoler ". Il m'a
répondu : " Non, je ne veux créer aucun lien
nouveau, plus rien d'affectif. " Il n'en avait
plus la force. C'était une loque brillante. Il
disait : " Je ne suis plus qu'un carabin. "
Est-ce qu'il vous écrivait
des lettres ?
Oui, bien sûr, dès que j'ai
été capable de lire. Dommage, je ne les ai plus
(4).
Et lui qui ne savait pas dessiner me faisait des
clowns, des choses comme cela.
Vous avez 12 ans au
moment de la sortie du Voyage. Vous ne
l'avez pas lu aussi jeune...
Si, bien sûr. Je l'ai vu
fabriquer et je l'ai lu. Je crois que j'étais en
sixième. J'ai été élevée sans pruderie. Chez
nous, on ne mâchait pas les mots. Par ailleurs,
mon père était très intransigeant sur mes
lectures. Il exigeait que je lise des auteurs
comme Stevenson, qui m'ennuyait beaucoup. Quand
je lisais des romans de mon âge, il me disait :
" Laisse tomber ça. Lis Rabelais ! "
De la période du Voyage j'ai des souvenirs très précis. A l'époque,
le départ d'Elizabeth et sa rupture avec mon
père m'ont rendue malade. C'était en 1934. J'ai
fait une dépression. Ma mère était venue habiter
Paris, rue Vaneau. J'allais chez mon père,
souvent à pied. Je dormais chez lui, rue Lepic.
Il était très malade. Une sorte de dysenterie
interminable. Nous discutions de mon travail en
classe. Il lisait mes rédactions et disait le
plus souvent : " Tu n'iras pas loin comme ça...
" Les réprimandes s'arrêtaient là. Il avait dit
un jour : " Je crois que c'est une fille qu'il
ne faudra jamais battre. "
Très jeune, à Rennes, j'avais eu la typhoïde (5).
Mon père était à Paris. Il a débarqué en vitesse
avec une azalée sous le bras. Me voyant si mal,
il a cru que j'étais perdue et s'est mis à
pleurer sur mon lit. Ça, c'était lui.
Est-ce que votre père
avait, pour vous, une ambition artistique ?
Sur un seul
point. Il m'a dit : " Ne fais jamais de
littérature. On y laisse sa peau. Si tu veux
vivre normalement, ne t'occupe pas de ça. "
Quand vous parlez de
Céline, vous décrivez un personnage qui écrit
dans la douleur, l'épuisement... Beaucoup de ses
biographes estiment qu'il y a une grande
différence entre Céline et Bardamu et que,
finalement, il n'est pas vraiment dans ses
livres.
C'est faux.
Pour moi, l'homme que je connaissais est dans
ses livres. Je ne dis pas que les détails de la
vie prêtée à Bardamu soient ceux de la vie de
mon père. Non. Mais spirituellement, c'est lui,
dans le Voyage et Mort à crédit.
On lui avait promis
le Goncourt. En fait, c'est Guy Mazeline , un
auteur Gallimard, qui a reçu le prix pour
Les loups. Les biographes ont donné plusieurs
versions de l'attitude de Céline ce jour-là.
Ce qui est
amusant, c'est qu'en dehors de François Gibault
aucun de ces biographes, que je suppose pourtant
soucieux de précision, n'est venu me voir... Le
dernier en date me fait passer des vacances avec
mon père à Dinard, alors que nous étions avec
Elizabeth à Saint-Jean-de-Luz ! Le jour où mon
père a " manqué " le Goncourt pour le Voyage,
j'étais avec lui et ma grand-mère à faire le
pied de grue devant chez Drouant, dans
l'encoignure d'une porte. Je tenais dans la main
un grelot en nacre avec une boule en argent,
provenant d'un berceau, quelque chose pour
amuser les bébés, et que mon père, dès
l'enfance, avait pris comme fétiche.
Dans les occasions importantes, il le fourrait toujours dans sa poche.
Quand on a donné le nom de Mazeline, mon père a
jeté le grelot dans le caniveau. C'est moi qui
l'ai récupéré. J'en ai fait cadeau à l'un de mes
fils...
Comment se fait-il
que, au cours des interviews, votre père se
présentait souvent comme un damné de la terre,
venu du prolétariat, ce qui est faux ?
Je crois deux choses.
D'abord qu'il aimait se f... du monde. Ensuite
qu'il s'est vraiment pris pour Bardamu. La
sortie de Mort à crédit a été horrible
pour moi, il y avait là-dedans des choses
épouvantables pour sa mère. Il lui avait
d'ailleurs interdit de lire le livre.
Heureusement, elle a obéi. Il y avait du Bardamu
dans mon père, mais il y a aussi beaucoup de
littérature dans ses livres. Là-dessus, nous
n'étions pas souvent d'accord. Par exemple, il
n'aimait pas L'Eglise, sa pièce qui a
servi de base au Voyage, mais il aimait
Guignol's band et Le Pont de Londres
[NDLR : la suite posthume de Guignol's
ainsi baptisée par Robert Poulet]. Je trouvais
ça illisible.
Comment
travaillait-il ?
Sa littérature, il la
parlait. Le soir, quand j'étais rue Lepic, il se
couchait à peu près en même temps que moi dans
un lit proche du mien. Puis, une heure plus
tard, il se levait et parlait tout seul, il
mettait ses idées en mots. Et il écrivait sur
les murs, partout sur le papier peint, tout ce
qui lui passait par la tête. Ensuite, il venait
piocher ses notes pour les mettre dans son
livre. Vous savez qu'aujourd'hui encore, à
propos du Voyage, il y a toujours une
question que je regrette de n'avoir jamais osé
lui poser : je suis convaincue que Robinson,
l'autre héros de son livre, est un double de
lui-même... Ce fugitif.
Il fuyait peut-être
parce qu'il était incapable de supporter ses
ambitions. Si on l'écoute, il veut mettre la
société par terre et tout reconstruire.
Je ne le vois pas comme ça.
Il était aussi très content de faire du bla-bla.
Vous savez d'ailleurs qu'il a dépassé les
doses...
Ce " révolutionnaire
" n'a jamais appartenu à un groupement
politique...
Je ne crois pas. Mais il
aurait mieux fait de ne pas s'occuper de "
philosophie " politique, parce que,
franchement... Oh ! Il y est allé tête baissée.
C'est pour cela que je préfère me souvenir de
Louis que de Céline. Il était si destructeur...
Quand j'étais toute petite, il me disait : " La
justice, ça n'existe pas. Ne t'avise pas de dire
" j'ai pas fait çi, j'ai pas fait ça... "
S'intéressait-il à
l'art contemporain ?
Pas
du tout, c'était un classique. Breughel... voilà
son goût.
Pas d'intérêt pour la
poésie, pour un homme comme Apollinaire ?
Oh, aucune indulgence pour
ce genre de gens ! Je vous dis, il n'y avait que
Rabelais qui passait la ligne.
Le cinéma ?
Il y allait mais ne restait jamais jusqu'à la fin. Nous allions au
Paramount. Au milieu de la séance, il me disait
" ça te plaît ? " Je répondais : " Non. - Ben
alors, on s'en va. " Contents, nous rentrions à
la maison. Nous allions aux Folies-Bergère. Il
avait une grande admiration pour le corps des
danseuses, le dessin de leurs muscles.
Quels étaient ses
grands principes d'éducation ?
Ils étaient simples. Un
jour, il m'a écrit : " Il faut que tes enfants
apprennent la boxe et les langues étrangères. Le
reste ne sert à rien. "
Dans une lettre à
Mikkelsen, son avocat danois, il écrit à votre
sujet : " Explique à Colette que je sentais
venir le cyclone et que j'ai brisé brutalement
avec elle parce que je ne voulais la mêler, en
rien, à mon destin. "
(6).
Il avait
très peur de me compromettre par son
antisémitisme.
Vous n'avez jamais
évoqué le sujet avec lui ?
Non. J'en
comprenais mal l'origine. Je sais seulement
qu'il a eu de gros ennuis avec un collègue juif
du dispensaire (7).
Avant cela, en dehors du fait que dans la
famille Destouches on était antidreyfusard, je
n'avais jamais entendu la moindre invective. Il
s'est brisé dans cette affaire-là. Un jour, son
ami Brochard (8)
est venu lui rendre visite à Meudon, pour
l'aider. Mon père était là, ne parlait pas.
Brochard lui disait : " Tu vas bien ? " Pas de
réponse. Puis mon père lui a enfin répliqué : "
J'étais en train de regarder dehors car je crois
bien que c'est mon enterrement qui passe. "
Et c'est pourquoi
vous préférez vous souvenir de Louis ?
Oh oui ! Pour ma mère,
comme pour moi, cette histoire a été trop dure.
Je ne le reconnaissais pas. A aucun point de
vue. Il avait été martyrisé. Par lui-même.
(Propos recueillis par Jacques-Marie Bourget).
(1)
Reproduit, avec cet entretien, dans Paris-Match
le 31 mars 1994, sous le titre " Le premier
texte de Céline ", pp. 58-65.
(2) Avant d'ouvrir un cabinet médical à Clichy, Louis Destouches avait, en
effet, songé s'installer à Choisy-le-Roi.
(3) Paul Marteau habitait, en réalité, boulevard Maurice Barrès, à
Neuilly. Ces fresques étaient sans doute dues à
Jean Dubuffet, grand ami de Paul Marteau et
fervent admirateur de Céline.
(4) Colette Destouches n'a conservé que les lettres que son père lui
adressa après la guerre.
(5) Dans son mémoire sur La Déformation du réel dans l'œuvre de Céline
(Université Paris IV, 1972), Eric Mazet a tracé
un parallèle avec la typhoïde du petit Bébert
dans Voyage au bout de
la nuit.
(6) Lettre datant du 21 mars 1946.
(7) Sur Grégoire Ichok (1892-1939), voir le premier tome de la biographie
de François Gibault, (Le Temps des espérances
(1894-1932), Mercure de France, 1985, pp.
283-288).
(8) Marcel Brochard qui a donné un témoignage sur la période rennaise dans
les Cahiers de l'Herne.
(BC N° 157,
octobre 1995, p. 17).
***
ENTRETIEN AVEC LUCETTE
DESTOUCHES
Interview que " Madame Céline " a
accordé à Jean-Claude Zylberstein en 1969.
La
célèbre maison de la route des Gardes à Meudon où
Louis-Ferdinand Céline vécut sous la plaque de Dr
Destouches ses dix dernières années, domine de toute sa
hauteur le jardin par lequel on y accède. Elle porte
encore vive les traces d'un violent incendie : fenêtre
sans carreaux, noirs plafonds éventrés, embrasures à
demi effondrées. Madame Lucette Almanzor " Professeur de
danse classique et de caractère " ainsi que l'annonce
une grande pancarte que l'on aperçoit de loin en
arrivant, s'est réfugiée pour sa part dans une sorte de
volière, hâtivement rapiécée à l'aide de quelques pièces
de bois.
Comment
faites-vous Madame pour survivre dans ce cadre ?
Oh,
mais je ne me plains pas ! J'ai vu pire, et quand on a
touché le fond, vraiment le fond, de la misère, on est
en mesure de supporter bien des choses, sans trop s'en
émouvoir. Vous savez, au Danemark, nous vivions, Louis
et moi, dans une pièce qui n'était pas plus grande que
cet endroit-ci, sans chauffage et sur le sol battu
éclairés d'une seule bougie. Et avec juste de quoi
s'alimenter. Alors, maintenant je ne trouve pas ça si
terrible.
Sont-ce
vos talents de danseuse qui vous firent d'abord
apprécier par Céline ?
Non,
non, nous nous sommes rencontrés par hasard chez des
amis communs, peu après la publication de Mort à
crédit. J'étais de retour d'une tournée aux
Etats-Unis, un pays que Louis connaissait et nous en
avons parlé tout naturellement. Ensuite il a demandé à
me revoir. Je dois dire qu'il m'intimidais beaucoup.
Pendant un an et demi nous nous sommes revus de temps en
temps sans que pour ma part je songe à quoi que ce soit
de sérieux. Et puis un jour... Je crois que c'est par sa
bonté qui était immense, qu'il m'a le plus touchée.
Vous n'ignorez pas que cela peut paraître paradoxal
d'évoquer une telle qualité à propos de l'auteur de Bagatelles pour un massacre.
Ce
que je voudrais dire à ce sujet, c'est qu'en 1937, et en
général dans les années qui ont précédé la guerre, il y
avait beaucoup d'Israélites parmi les producteurs
d'armes. C'était d'ailleurs un médecin juif collègue de
Louis à la Société des Nations qui le lui avait
confirmé. Pour Céline, s'attaquer aux juifs, c'était
s'attaquer aux fauteurs d'une guerre dont il pressentait
qu'elle serait horrible. Et puis il faut dire aussi que
Louis venait d'une famille de petits -bourgeois où
l'antisémitisme était de rigueur, on y était
antidreyfusard et maurassien. Il n'était pas le seul
d'ailleurs.
Maintenant,
après l'horrible chose qui s'est produite pendant la
guerre, dans tous ces camps de concentration, on ne peut
plus juger rétrospectivement. Aussi bien Louis et moi
nous sommes nous toujours opposés à ce que l'on réédite
ses trois pamphlets. Je précise bien que contrairement à
ce que l'on pense ils ne sont pas interdits, mais que
c'est sur mon refus exprès que Balland ne les a pas
repris dans les Œuvres
complètes de Louis. Pourtant quand nous avions tant
besoin d'argent à notre retour en France, et plus tard
on était prêt à nous offrir beaucoup contre la
permission de les réimprimer.
D'autre
part on oublie aussi que Céline eut toujours des amis
juifs comme Abel Gance, Stravinsky et Jacques Deval.
Encore une fois, je voudrais insister sur ce fait que
pour Céline les juifs c'étaient les " Gros " et, à cet
égard j'ai pour lui un jugement de Maurice Clavel qui
écrivait voici dix ans à Jeune Europe : " Ils ont
titré (L'Express) : " Voyage au bout de la haine
". Ce n'est pas vrai. C'est toujours au bout de la nuit,
la nuit sans fin d'un cœur,
organe rouge, chaud et musclé, dans la misère du monde,
la sienne... Il ne s'est occupé que de la maladie des
pauvres. Riches de droite et riches de gauche riez...
Vous avez éternellement gagné les guerres. " C'est bien
ça non ?
Peut-être, oui. Il y avait aussi ce mot de Paul
Morand : " Sa vie fut un don continuel, plus total que
toutes les vies des curés de campagne " ? Admettons donc
qu'il n'aimait pas les Allemands, pourquoi refusa-t-il
alors de partir pour Londres comme ce lui fut possible
en 1940 à La Rochelle ?
Partir équivalait pour lui à une lâcheté. Pourtant il
aimait beaucoup Londres comme on le voit très bien dans
Guignol's band la deuxième partie. Et puis, il
était curieux de ce qui allait se passer à Paris. Quand
nous y fûmes revenus il se sentit comme neutre. Ce qui
ne l'empêcha pas de soigner des membres du réseau dont
s'occupaient Robert Chamfleury et Madame Simone
installés à l'étage au-dessus de notre appartement, rue
Girardon.
Son dernier livre, Rigodon, qui vient de
paraître, fait (presque) naître une nouvelle polémique.
Bien des gens et beaucoup de critiques prétendent ne pas
comprendre qu'il ait fallu sept ans pour le publier. Il
semble qu'ils craignent une censure et peut-être aussi
des ajouts.
Vous savez que Céline est
mort le jour même où il a fini d'écrire ce livre.
Heureusement, j'ai pu mettre le manuscrit complet et
numéroté à l'abri des indélicatesses. En fait c'était la
seconde version de Rigodon mais la définitive, la première étant restée
éparpillée dans une de ces caisses de pommes de terre,
dont Louis se servait comme classeurs. Qu'il m'ait fallu
si longtemps pour en livrer la dactylographie à
Gallimard tient à deux raisons bien précises. La
première c'est que le manuscrit fut très difficile à
déchiffrer. Céline était dans un véritable état
d'épuisement à la fin de sa vie, et son bras droit
blessé à la guerre, lui pesait comme une lourde masse.
Sur certains mots, nous sommes restés, mes deux amis
avocats et moi, jusqu'à des semaines et des semaines
pour parvenir à les déchiffrer enfin.
Ensuite comme je n'avais pas voulu me séparer du
manuscrit, la collaboration de mes deux aides ne put
m'être acquise que pendant leurs rares heures de
loisirs. Généralement, c'était le dimanche après-midi
que nous nous réunissions pour travailler. Vous savez,
trois heures par semaine pour une telle tâche, ce n'est
pas beaucoup ! Quant aux coupures c'est une idée
absurde. D'ailleurs vous verrez qu'il y a un passage sur
ce pauvre Marcel Aymé, l'un des rares amis qui nous
soient restés fidèles jusqu'au bout, où Louis n'est
finalement pas très tendre, mais il n'a pas été question
de le supprimer, pas plus que d'autres passages. Je
n'aurais pas fait ça à Louis, vous savez...
(Jean-Claude
Zylberstein, Rencontre avec Lucette Destouches, Combat,
21 février 1969, dans Spécial Céline n°5,
mai-juin-juillet 2012).
***
Depuis une dizaine d'années, la "plume " de
Jérôme DUPUIS est familière des céliniens. Grand
reporter à L'Express, il a régulièrement
chroniqué l'actualité autour de l'écrivain. Manuscrit de
Voyage au bout de la nuit, jurons du capitaine
Haddock, figuration dans Tovaritch, hors-série du
magazine Lire... rien n'échappe à son activisme
journalistique qui lui a également permis de découvrir
et côtoyer le petit monde des céliniens qu'il regarde
avec distance et amusement...
- Jérôme DUPUIS, cela fait dix ans que vous "
suivez " l'actualité célinienne d'assez près, pour le
compte de Lire et de L'Express. D'où vient cette passion
?
- J'ai découvert Céline il y a une vingtaine
d'années à peu près, par l'entremise de la " trilogie
allemande ", D'Un château l'autre, Nord, Rigodon,
que je préfère nettement aux romans d'avant-guerre, et
de sa correspondance qui est pour moi un monument
littéraire à part entière. Ma première enquête sur
Céline a été réalisée au moment où le manuscrit de Voyage au bout de la nuit est ressorti de nulle
part. J'ai cherché à savoir ce qu'il en était advenu
pendant soixante ans, et au travers de cette histoire
littéraire, j'ai rencontré des membres éminents de la "
nébuleuse célinienne " comme Emile Brami, François
Gibault, Henri Godard, etc. J'ai passé un temps fou sur
cette enquête et retrouvé une photo de Bignou, un temps
propriétaire du manuscrit... Mais surtout, j'ai passé un
après-midi entier avec Pierre Berès dans sa librairie, à
compulser le manuscrit de Voyage au bout de la nuit
avant qu'il ne passe en vente.
Ça
reste un souvenir extraordinaire.
-
Céline fait partie des grands auteurs de notre temps
avec Proust, Joyce, Kafka, Hemingway, Fitzgerald, etc.
Céline fait partie de ces personnages littéraires qui
excèdent leur œuvre par leurs caractères. C'est aussi
un sujet journalistique plus excitant que, disons, Hervé
Bazin ou Julien Green qui ont eu des vies plus ternes...
Avec Céline, il se passe toujours quelque chose. Bien
sûr, la dimension antisémite ajoute une odeur de
soufre... Et puis, il a eu une vie tellement riche qu'on
découvre toujours du nouveau. Un jour, on découvre qu'il
a été figurant dans un film, un autre, qu'il a participé
au meeting des fascistes canadiens-français, ou c'est
une correspondance inédite qui passe en vente... Les
commémorations nationales qui sont annulées...
Il
ne faut pas oublier que Céline est aussi un point de
fixation de certaines névroses très françaises, telles
que Vichy, la Collaboration, l'antisémitisme... Alors
évidemment, à chaque fois que j'arrive en conférence de
rédaction avec " mon " Céline, ils sourient un peu à
L'Express, mais je ne tiens pas la chronique de tout
ce qui sort sur Céline, j'essaie seulement d'en extraire
l'essentiel.
- Ce que j'aime
moins, c'est son goût pour la farce rabelaisienne... Normance, par exemple, pour moi,
relève de cette veine.
Je préfère quand il est dans le subtil. Par ailleurs,
même s'il est de bon ton de dire chez les céliniens que
les pamphlets sont formidables et drôles, je les trouve
encore plus ennuyeux que scandaleux. Ce que je n'aime
pas non plus dans la psychologie de Céline, c'est son
ingratitude orgueilleuse vis-à-vis de tous les gens qui
l'ont aidé à un moment de sa vie.
Tout
cela forme un petit cirque à la fois sympathique et
ridicule, mais je pense que c'est la nature de Céline et
de son œuvre d'avoir engendré cela. Et je trouve que
c'est une secte d'autant plus sympathique qu'elle exhume
beaucoup de choses, défend son héros souvent malmené et
fait progresser le portrait du personnage. Je ne pense
pas que Robert Sabatier ait jamais une secte de ce
genre.
-
Aucune importance, Céline n'a pas besoin d'être
commémoré solennellement. Ce genre de manifestations,
c'est très bien pour les frères Tharaud et Catulle
Mendes. Céline n'en a vraiment pas besoin. Depuis cinq
ans, il n'y a pas un mois sans un livre de ou autour de
Céline qui paraisse, et un trimestre sans qu'il fasse
l'actualité... Céline et son œuvre sont assez forts
pour se passer de ça. Céline se suffit à lui-même.
(Spécial
Céline L'insoumis, n° 4, février-mars 2012, Lafont
Presse).
***
Le TEMOIGNAGE de PIERRE DUVERGER
C'est
à lui que l'on doit les seules photographies en couleurs
de Céline. Et un témoignage émouvant publié, six ans
après la mort de l'écrivain, dans le Magazine
littéraire. Ce texte fut réédité en 2002 dans un numéro
hors série, avec une utile notice biographique le
concernant. Quelques mois avant sa mort, son témoignage
fut recueilli par France-Culture :
"
J'allais souvent voir Céline au studio Wacker, près de
la place Clichy, rue de Douai où Lucette travaillait. Je
peux dire que j'ai passé des heures à regarder les
danseuses tout en n'étant pas très sensible à la danse.
Ce n'est pas ça qui me touche le plus. Bon, c'est joli,
c'est charmant. Mais lui, il était très fixé sur les
ballets et la danse. C'est une question d'esthétique.
Lucette, d'ailleurs, était une danseuse avec un corps
extraordinaire, musclé. C'était ce qu'on appelait " la
belle môme. " J'allais donc là, puis on s'arrêtait
parfois place Clichy, au coin, devant l'ancien Gaumont,
où il prenait un thé, un café ou un ersatz quelconque.
Il me parlait souvent des danseuses. Moi, j'écoutais pas
tellement.
Qu'est-ce
qu'il vous disait des danseuses ?
Ah
bah, que c'était la grâce, l'élégance, le rêve en somme.
C'était un grand rêveur, lui. C'était aussi un lyrique.
Quand il décrit, par exemple, le bombardement de
Montmartre, c'est pas vrai ! Faut traduire évidemment.
(...) C'est pour ça que beaucoup de gens qui ne
l'aimaient pas, en réalité, ne comprennent pas leur
lecture. Ils lisent les mots mais n'imaginent pas ce que
ces mots peuvent suggérer. C'est mon sentiment. Beaucoup
de gens ne savent pas lire Céline.
Comment
l'avez-vous rencontré ?
J'étais
avec un copain. Je lui demande : " Qui est ce bonhomme ?
Il me dit : " C'est Céline. " Alors, j'étais curieux de
le connaître. Je me suis présenté chez lui,
spontanément, où il ne m'a pas reçu, mais très
gentiment, je me souviens... (...) Je l'ai rencontré
plus tard dans la halle aux poissons de Saint-Malo, et
puis il m'a pris en amitié là-bas. Ensuite, je ne peux
pas dire que l'on ne s'est plus quitté parce que c'est
faux. Puis il est parti en Allemagne, eh bien, ma foi,
je ne l'ai pas suivi quoiqu'il me l'ait demandé parce
que Céline, qui était un bonhomme formidable, n'était
pas adroit de ses mains. Il n'était pas bricoleur du
tout. Il était en panne devant des petits trucs de rien
du tout. Il avait une petite moto, je me souviens, et un
jour, il était en panne. C'était deux fois rien. Je
crois que c'est la chaîne qui avait sauté. Je lui
arrange ça. Il trouvait ça extraordinaire qu'on puisse
arranger ce truc. Il m'a fait d'ailleurs un cadeau que
j'ai toujours : un exemplaire hors commerce de L'Ecole
des cadavres, numéroté donc, et dédicacé pour cette
bricole qui valait un merci gratuit. C'est un livre qui
vaut autour de trois briques aujourd'hui. Curieux...
Bref, grâce à lui, j'ai échappé au S.T.O. Il m'a emmené
dans un bureau allemand et m'a présenté comme un petit
copain qui voulait rester en France, et les Allemands,
m'ont donné, par son intermédiaire, un petit carton
comme quoi je n'étais pas réquisitionnable.
Il
avait des copains allemands comme ça, des amis ?
Non,
il avait des admirateurs, madame, des lecteurs. On lui a
reproché ça, ce qui est une chose invraisemblable. La
même chose est arrivée à Sacha Guitry. Il avait donc des
admirateurs qui étaient allemands. J'étais là quand ils
sont venus le voir, en civils, rue Girardon pour
l'inviter à aller à Katyn. Il a refusé. Il ne voulait
pas s'engager dans des collectivités. Lui-même - il l'a
payé assez cher - s'est engagé avec ses os, ses tripes,
mais pas d'engagement dans des associations, des choses
comme ça (...)
Et
les pamphlets ? Comment les lisez-vous ?
Les
pamphlets, moi, c'est ce qui me passionne le plus. Je
suis resté longtemps sans les relire et je trouve que
c'était une vision d'avenir qui est devenue une vision
du présent. Tout simplement. Par exemple, quand vous
lisez Bagatelles et sa visite dans un hôpital de
Russie, c'est une page extraordinaire ! En plus, c'est
très marrant. Avec ce docteur russe qui n'était pas du
tout dupe de cette mistouflerie soviétique et qui
n'arrête pas de dire : " Tout va bien ! " Céline l'avait
appelé évidemment Toutvabienovitch ! (rires).
(Propos
recueillis par Pascale Charpentier, émission " Rigodon
pour une autre fois ", diffusée le 26 mars 1992 sur
France-Culture, BC janv. 2004).
***
ENTRETIEN AVEC GEN PAUL
C'est
en 1969 que des extraits d'un entretien avec Gen Paul
furent diffusés dans l'émission " D'un Céline l'autre ".
Témoignage exceptionnel recueilli par Alphonse Boudard
et Michel Polac. L'interview eut lieu chez l'artiste,
alors âgé de 74 ans, à Montmartre. D'emblée, il lui fut
demandé de définir Céline.
...
Louis-Ferdinand Céline, c'est un monstre, qu'est-ce que
tu veux ? Un homme qu'on ne peut pas suivre.
C'est
vrai qu'il ne voulait plus vous voir à la fin ?
Oh,
moi, je ne voulais plus le voir.
C'est
vous qui ne vouliez plus le voir ?
Non,
non, je ne voulais plus le voir...
Pourquoi
?
Il
ne m'a fait que des vacheries. Peut-être qu'il l'a fait
sans le vouloir. Je suis resté dix piges sans pouvoir
vendre un tableau à cause de lui. J'ai divorcé à cause
d'une lettre qu'il avait envoyée à ma femme.
Qu'est-ce
qui s'était passé ?
Il
était saladier, il était jalmince, il fallait qu'il
détruise...
Comment
l'avez-vous connu ?
Ben,
je l'ai connu dans des cours de danse. Je l'ai connu au
moment du Voyage. On fréquentait la ballerine,
quoi. On avait le sens de l'esthétique. Autant
fréquenter des ballerines que des bonniches, c'est quand
même mieux, hein ? Moi, je les prenais comme modèles, et
lui, il les massait. Il avait le sens de l'esthétique.
Il
était amoureux de temps en temps ou c'était des passades
?
Il
était pas amoureux, non. Il avait le sens du beau.
C'étaient des filles qui étaient placées, qui avaient
des fois des petites tronches, mais il était mordu quand
même par la danse. Et la danse, c'est quand même quelque
chose, non ? Puis derrière ça, il y a la musique...
Alors,
tu dis qu'il n'était pas antimilitariste, Ferdine ?
Ah,
pas du tout, dis donc, pas du tout ! Il y a un truc qui
m'a toujours épaté, c'est quand... Il a fait un mois de
griffe, un mois de front, pas plus.
Ça a été héroïque, y a eu des reproductions, on
en a parlé dans Le Petit journal, toutim,
médaillé militaire... Mais il avait la bonne blessure.
Ça n'empêche pas qu'il a
rempilé pour Londres. Il était patriote, quoi. Il l'a
toujours été. Quand il avait sa médaille militaire, il
était très fier de la porter. Un jour, il y a Ferdine
qui dit à Geoffroy : " Bon, je t'invite à dîner ce
soir. " L'autre répond : " C'est pas possible.
T'as hérité ? " Il dit : " T'en fais pas. "
Ils
vont dans une " French soupe ", un restaurant
français, et ils bouffent toute la carte. Geoffroy
l'attendait, [se disant] : " Il va sortir son
mornifle. " Il appelle le patron. Il s'était mis en
uniforme, Ferdine, et il dit au tôlier : " Est-ce
qu'on paie avec une médaille comme ça ? " Alors,
l'autre, il a donné le coup de chapeau, tu comprends.
Ferdine avait gagné. (...) Enfin, il aimait le
panache... C'est marrant, physiquement, il avait une
belle gueule quand il était jeune, mais il avait un
corps de gonzesse, dis donc, pas un muscle ! Et des
fois, il jouait, il allongeait la jambe comme ça, disant
: " J'aurais pu jouer les fées. " Puis, il avait
une grosse tronche, il chaussait du 60 comme tronche. Il
n'a jamais pu mettre un chapeau. Il m'a dit : " Moi,
j'ai une bouille à porter la couronne, j'ai une tête de
roi. " Je peux pas en dire autant. On m'a toujours
dit que j'avais une tête d'épingle. C'est un peu
l'esprit de Ferdine, ça lui réussissait pas mal...
Il
était roi ? Il était pas anarchiste ?
Il
n'a jamais été anar ! Pourquoi anar ? En dehors de ça,
il avait des coups de marrance. ll faisait l'ours, il
parodiait l'ours. Oui, il avait parfois des côtés "
enfant ", des côtés chouette, quoi. Autant, je te dis,
il pensait qu'il avait la tête royale, mais des fois, il
faisait très bien le triboulet, le marrant, mais pas en
public, entre moi et lui. Du reste, dans tout son
comportement, il parlait pas de son pognon, mais il
faisait tout pour en avoir. Il était toujours inquiet de
le placer, soit à Londres, soit au Danemark, soit au
matelas.
Des
fois, il attrapait un lumbago : il mettait son jonc sous
le matelas ! Il était toujours en voyage avec son
pognon. J'ai jamais vu le morlingue de Ferdine ! Un
jour, j'étais dans un p'tit bistrot. Il y avait la môme
La Pipe, Almanzor, et il venait prendre le café avec
nous. Il venait pas déjeuner. Alors, je lui payais le
café. Normal. Puis la môme Almanzor dit : " Je
mangerais bien six huîtres. " Il dit : " Ah, tu
voudrais pas que je te paie six huîtres avec mes
quatre-vingts balles que je gagne au dispensaire ! "
C'était tout l'esprit de Ferdine, ça.
Tu
l'as toujours connu comme ça ?
Toujours.
Il avait un porteuf' avec des ficelles et un tout petit
morlingue. Je l'ai vu payer son journal. Je l'ai jamais
vu raquer. Et puis la môme, bon, elle était bien. Il y a
eu un amour quand même. Ils s'aimaient tous les deux.
Mais c'était pas la paire de bas de soie, etc. (...) Ce
qu'il y avait de terrible avec Ferdinand, c'est qu'il
aimait bien donner ses idées mais pas son pognon, tu
piges ? Moi, il m'appelait le diable, " Gologolo ",
parce que je marchais pas dans tous ses condés. Un jour,
je lui ai présenté Marcel Aymé. Il l'a regardé d'un coup
de châsse comme ça, il lui a dit : " Petit plumaillon
! ".
Il
aimait venir ici, écouter les histoires de la Butte ?
La
Butte, non... Il n'y a rien dans la Butte. Il y a
toujours des évènements, des fois il en parlait, mais tu
vois...
Il
parlait de politique ?
Ben,
c'est comme nous si on parlait du référendum. Je ne sais
même pas ce que c'est le référendum, mais on en parle.
Mais lui, il avait le sens... Il était français. Moi, je
vois Ferdinand comme un Français, c'est tout. J'ai
jamais eu de discussions politiques avec lui.
Les
juifs, il n'en parlait jamais avec vous ?
Ah
ça, je le laissais divaguer. Il avait un truc, quoi.
Quand il a écrit Bagatelles, il en parlait, mais
je le laissais délirer. J'étais pas forcé de participer
non plus, hein ! Y a des mecs qui sont anticléricaux, ou
anti bourgeois, ou anticapitalistes. Tu peux pas leur
changer leur disque, hein ? Alors bon, je l'écoutais
mais j'étais pas forcé de participer.
Vous
l'avez toujours connu comme ça ?
Oh
non ! ben non.
Avant
Bagatelles, il n'était pas antisémite ?
Pas
du tout. (...) Il se persécutait lui-même, il
persécutait les autres.
Il
maniait l'argot aussi bien que vous ?
Je
ne sais pas si je le manie. Moi, j'ai connu Ferdinand :
il parlait pas l'argot. (...) Je me souviens quand il a
écrit Guignol's band, il voulait décrire les
docks de Londres. Un jour, il me descend. Il me poire :
" Dis donc, je cherche un mot. Un mot qui n'est ni
une odeur animale, ni une odeur humaine. Tu sais, quand
tu vas dans les docks, ça renifle, ça a une odeur. "
Alors, je cherche, on cherche... Il me dit : " Je
veux un mot mais qui monte en l'air ! "
Ça faisait partie de sa
musique. Tu dis " café ", c'est à ras de terre. Idem
pour " pois ", " thé ", " muscade ". Alors, on cherche,
on cherche... Puis, je me suis souvenu que... dans mes
voyages en Espagne, la pâtisserie était aromatisée à la
cannelle. Je lui dis : " Cannelle. " Ah, il
s'exclame : " C'est ça que je voulais ! Cannelle ! !
! "
(Propos recueillis par Alphonse Boudard et
Michel Polac, BC oct. 2004).
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